Le cinéma a deux ancêtres : M. Lumière, qui filme la sortie de son usine, et M. Méliès, qui filme un voyage dans la lune. Là, c'est sûr, on est plutôt dans la lune -côté face cachée. Là où les hommes penchent, où le monde est de traviole. Le monde, de toute façon, n'est qu'un décor de toile peinte aux lignes fuyantes et aux angles aigus, un drôle de village où la vie et le cauchemar sont indiscernables. Pour raconter une histoire de somnambule à dormir debout, una cosa peut-être entièrement mentale, tout est bon : les images teintées, les récits à tiroir et à cercueil, les fantasmagories de savant fou. Comme dans une fête foraine -encore un autre ancêtre du cinéma- passez de l'autre côté de la toile...
C'est l'histoire d'un mec qui hésite entre sa maîtresse et sa femme, entre la ville et la campagne, entre l'ombre et la lumière. C'est l'histoire d'un type pour lequel tout semble difficile, qui doit se battre sans arrêt contre les autres, contre la nature et surtout contre la sienne propre. C'est l'histoire d'un homme qui est toujours un peu largué, dépassé, lourd, étranger à lui-même et au monde. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? C'est l'histoire d'un acteur qui a toujours l'air de s'être trompé de plateau, de ne pas être dans le bon décor. C'est l'histoire d'un cinéaste qui a inventé l'art de faire du sens avec des images, et des images avec du sens.
C'est un film sans décor, sans comédien et sans histoire - ou plutôt, un film dont Odessa est le studio, le cameraman et les habitants les personnages et la vie le scénario. C'est un documentaire sur comment on fait un documentaire. Un cours-TD-TP sur la force des images et le pouvoir du montage, fait la même année que La Ligne générale (ces russes : toujours une révolution d'avance !). Un film sur la vie du cinéma, le cinéma de la vie. C'est comme une journée de 80mn, un flash qui durerait longtemps, une expérience avec la vue et le temps, une poésie pour les yeux. C'est une image inimaginable, comme seul le cinéma pouvait en inventer.
Hélius -autrement dit M. Soleil- rêve depuis longtemps d'un RDV avec la lune. D'autant plus, peut-être, que son vieux prof d'astronomie prétend que le sous-sol y regorge d'or... (de l'or sur la lune ? c'est vraiment n'importe quoi : depuis que Wallace y est allé, on sait bien qu'elle est en fromage !). L'histoire met un peu de temps à décoller, mais une fois le compte-à-rebours entâmé (le 1er de l'histoire de l'humanité), ça s'envole vraiment. Avec une femme -et quelques autres traîtres potentiels- à bord... Dans la fusée, et sur place, on s'attend sans arrêt à voir passer le capitaine Haddock et sa bande (ils étaient du même voyage pourtant, c'est sûr !). Alors, de l'or sur la lune ? Plein de pépites, en tous les cas...
Un jeune homme ahuri à la recherche d’aventure arrive dans l’endroit idéal pour en trouver : un village sous l’emprise d’un(e) vampire… Ici, les humains et les fantômes se ressemblent comme deux gouttes de poison, les rêves et la réalité se confondent, les vivants et les ombres se mêlent et se mélangent. Le film lui-même est comme dans les limbes entre le cinéma muet (intertitres, quasiment aucun autre son autre que les voix) et le cinéma parlant, dans les gris, envahi par un mal à l’état brumeux. Dans les limbes entre la vie et la mort, on y assiste même à l’enterrement du jeune ahuri depuis l’au-delà, en caméra subjective. Un film magique, digne d'un sorcier revenu des limbes.
D'abord, c'est des bruits, des gestes. Des gamins dans un train. Puis d'autres, sur le quai. Ambiance rentrée des classes dans un pensionnat pour garçons en province, début XXème siècle. Les petits anges ont un corps. Le surveillant Huguet est un bon bougre : il a vu tous les Charlot. Et le réalisateur, lui, tous les Bunuel qu'il a pu. Le surveillant général n'a pas l'art des réveils en douceur. Le principal n'est peut-être pas à la hauteur de sa tâche. Les pensionnaires les plus hardis -ceux qui fument dans les toilettes, bien sûr- fomentent un complot. Le plan inclut la plus belle bataille de pollochons du cinéma, la plus réjouissante émeute jamais filmée. Récit d'anti-apprentissage sulfureux (à l'époque) et poétique (même maintenant) et étonnant (pour toujours).
Au cinéma, il est souvent sorti des eaux des choses intéressantes : un cuirassé nommé Potemkine, un Boudu... L'Atalante, elle, glisse : c'est une péniche. Le patron s'appelle Jean, la patronne (qui vient de se marier avec le patron, mais n'a encore jamais vu la ville) Juliette et le marinier (qui, lui, est allé partout et a tout vu) père Jules. Il y a aussi un gamin et des chats, mais on ne sait pas comment ils s'appellent. Trois fois rien, mais en liberté, une espèce de famille re/dé-composée dans une ambiance de fête foraine. Ca n'avance pas vite, une péniche, et pourtant le monde entier les attend aux 4 nations (le bistrot du coin), dans la mémoire et sur la peau du père Jules, au détour d'un canal. Pourtant la petite croisière vaudra bien l'expérience de toute une vie. Un film comme une pépite mal dégrossie sortie des flots calmes. Vigo, c'est le Rimbaud -ou l'Evariste Galois- du cinéma : un éclair, puis la nuit. Toute sa vie dans un film.
Betsy est infirmière. Belle et dévouée, par déformation professionnelle. Elle se voit confier une étrange mission dans les antilles. Il s'agit d'aller soigner l'épouse d'un certain Mr. Holland, propriétaire terrien désabusé. La malade est belle, mais son cas clinique assez désespéré : bien que déjà morte, elle n'arrête pas de sortir de son lit. Zombie, qu'ils disent par là-bas. C'est malheureusement une maladie très répandue de nos jours. Les tams tams grondent beaucoup, mais pas autant que les coeurs, dans la grande maison Holland. Un St Sébastien criblé de flèches, dernier vestige d'un bateau négrier, nargue tout le monde dans la cour... Ambiance et symbolique lourdes, donc, pour ce Jane Eyre (ou Rebecca) des tropiques, enivrant comme un Ti-punch.
On se croirait dans une série de tableaux de Rembrandt en noir et blanc. Les dialogues pourraient être extraits d’un bréviaire protestant. La vie est sobre, digne, et très très encadrée, comme dans un plan de cinéma qui bougerait pas beaucoup. Le temps s’écoule lentement en attendant l’éternité. Ca se passe à une période où on croyait encore en l’existence des sorcières, surtout certains hommes quand ça les arrangeait de se débarrasser de certaines femmes. Le pasteur de l’histoire est un de ces pieux hommes, il joue accessoirement le rôle d’inquisiteur en chef quand sa Foi l’exige. Ou alors peut-être quand sa femme, deux fois plus jeune que lui, le trompe (désolée, je spoile un peu). Ca se passe à une période où les hommes (jeunes et vieux) décidaient de tout, étaient bornés et superstitieux, tenaient les clés de la maison et les cordons de la bourse, avaient avec eux la loi et Dieu lui-même. Il y a une éternité. Mais l’éternité du cinéma est encore plus forte.
Au siècle avant-dernier, quand la télé n'existait pas encore, les artistes de théâtre et de cabaret étaient les rois des Boulevards parisiens. Voici une femme et trois hommes qui sortent de la foule anonyme : un acteur sûr de lui, un aristocrate sûr de sa fortune, un mime-poète sûr de rien. Elle préfère le poète, bien sûr. Mais Paris (réinventé par Prévert) s'en mèle et la vie sépare ceux qui s'aiment. Car l'amour des uns fait le malheur des autres. Pour de mystérieuses raisons (c'était un de mes sujets de dissert' au lycée), les histoires d'amour impossible sont celles qui nous touchent le plus... A force d'art et de poésie, ce film envoie direct ceux qui le regardent au paradis des spectateurs.
La Belle est contrainte de faire la bonne chez ses horribles soeurs. Elle adore son papa. La Bêêête vit dans un chateau fantastique au coeur de la forêt. Le papa s'y égare, fait une gaffe. Pour avoir le droit de rentrer chez lui, il devra laisser sa fille en otage au maître des lieux. Cette Bêêête au visage de lion, aux manières de prince et aux instincts d'animal est un concentré de douleurs et de contradictions. Son domaine est une prison végétale où les murs s'animent de membres et de figures humaines qu'il n'a pas. La magie et l'inquiétude naissent des objets les plus quotidiens. Rythme majestueux, images sublimes, profusion de symboles : le sortilège opère toujours.
Rien de plus casse-gueule que le genre mythico-poétique. C'est comme la traversée des miroirs : ça passe ou ça casse ! mais Cocteau est un expert en passage de miroirs... Il nous peint un Orphée de mauvaise humeur. C'est un poète, mais boudé par St Germain-des-prés (un comble, à l'époque). Il aime la mort (l'immortalité ?) plus que sa femme Euridyce. Et l'inspiration tombée du ciel (par ondes radio) plus que la vie quotidienne. Des deux côtés du miroir, deux mondes se contemplent sans se reconnaître... L'abîme symbolique guette, mais la noyade dans le ridicule est évitée haut la main. S'il y a vertige, ce serait pluôt vers le haut...
Hem, un de mes très rares regrets dans la constitution de ma DVDthèque. A priori pourtant, Cocteau et Melville sont plutôt dignes de confiance et d'estime, quand ils s'attaquent aux mythes. Mais ici, ils prétendent s'attaquer (un peu) à la réalité et ça colle nettement moins bien. La voix off tente désespérément d'introduire un peu de poésie en douce, dans la chambre de ces deux soit disant enfants un peu trop grands pour leur âge. Ils essaient de rejouer ingénuement Mme de La fayette ou "les liaisons dangereuses", on ne sait pas trop et d'ailleurs on s'en fiche. C'est prévisible et interminable. Parfois, les ailes de géant empêchent de bien faire.
Un jeune homme en prison, beau comme Gérard Philippe, s'évade en douce pendant son sommeil, en rejoignant en rêve un mystérieux village où le temps s'est arrêté et où tout le monde est à la recherche de sa mémoire. Il a bien envie d'y rester, d'autant qu'il vient d'y rencontrer la jeune fille de ses rêves (c'est bien la moindre des choses), belle comme Suzanne Cloutier. Il a assez de mémoire pour tout le monde, mais ça présente aussi quelques inconvénients. Bon, on n'est pas vraiment dans Paprika ou dans Inception, mais il y a de ça quand même. En fait, c'est plutôt un remake caché du Jour se lève, où l'imagination prend la place du passé -avec le même mode d'emploi au début, pour ne pas larguer les spectateurs. Un poil de Magicien d'Oz, aussi, sans les couleurs. Tentative pour passer du réalisme poétique à la poésie réaliste. La magie et les grands sentiments sont un peu laborieux mais il y a de ça quand même.
Dans l'arrière salle des coulisses d'un théâtre de cinéma, l'acteur d'un personnage de romancier se met à nous raconter l'histoire d'une histoire -ou plutôt de trois histoires, en fait. Pour entrer dans ce genre de films en forme de livre d'images qui bougent, il vaut mieux ne pas avoit oublié ses yeux d'enfant au vestiaire, et ne pas craindre de plonger la tête la première dans tous les pays des merveilles du monde. Les trois histoires, d'ailleurs, ne parlent que de ça : des abîmes de l'âme, des ballets des sentiments, des bords vertigineux du réel. Des chausse-trapes et des doubles-fonds de l'esprit humain, ce théâtre de marionnettes dont chacun serait le propre manipulateur. Et le tout, bien sûr, en chansons, en danses, en cartons pâte et en maléfices. C'est complètement surfait et absolument sublime, comme de l'opéra à la puissance cinéma. Comme si on tirait un feu d'artifices flamboyant dans la caverne de Platon.
Elle met à peine 20mn à dire au revoir à son ex -qui s'accroche un peu- et à quitter sa maison pleine de murs, de miroirs et de silence. Ca va mal pour les solitaires. Elle erre un peu dans les rues. Dans un temple grec où l'on adore un Dieu étrange, elle retrouve sa maman ; c'est la Bourse, au moins là, il y a un peu plus d'ambiance. Elle rencontre un golden-boy sans parachute. Ils traversent presque sans changer de visage le crac de leur vie. Ca va mal pour les petits porteurs. Ils errent un peu, mais ensemble cette fois. Il l'emmène dans son appartement plein de portes, de vitres et de silence. Ils s'amusent un peu. Mais ça va mal dans le monde, ce truc plein à ras-bord de signifiants qui ont égaré leur signifié. On étouffe en plein air. Total eclipse of the heart, comme chantait l'autre... (ai-je assez fait comprendre que c'était génial ?).
En rêve il étouffe, s'asphixie, s'échappe par le haut, s'écrase dans la mer. Dans la vraie vie, c'est un réalisateur célèbre en cure dans une ville d'eau, incognito. Chapeau, lunettes noires, courtisans, toute la panoplie. Il prépare un film avec un astronef, mais ça a l'air d'avoir du mal à décoller. C'est pourtant pas comme l'imagination, qui s'emballe vite. C'est pas non plus faute d'être bien entouré. Une maîtresse, des ex, des peut-être. Et (Allo chérie bobo !) une épouse dévouée, jamais très loin. Plein de muses, de fées ou de sorcières. Abracadabra, a(sa)ni(sa)ma(sa) ! Et v'là l'enfance qui débarque. Des fois, c'est les fantasmes qui prennent le relai. Le théâtre d'un esprit ressemble parfois à un drôle de cirque. Drôle de M. (dé)loyal. En tout cas, capable du genre de films qui fait décoller les âmes. Et s'échapper par le haut, avec ou sans astronef.
Dès le générique, le monde est flou. On n'est pas à la bonne distance. Trop loin, trop froid, trop poisseux, trop bruyant : c'est le monde de Giuliana. Ou plutôt, c'est le monde où Giuliana n'arrive pas à être. Pour la draguer, Corrado, le collègue de son mari, n'arrête pas de lui dire qu'il ressent la même chose. Mais personne ne se rend compte qu'il a les tripes à l'air, le monde. Sa nature est grise, pleine d'humus et d'humeurs. Ses boyaux sont en ferraille rouge, il crache de la fumée comme un dragon. L'espèce humaine n'est qu'un vulgaire parasite de ce biotope hostile qu'il a contribué à inventer. Le film se passe à Ravenne, la capitale italienne des mosaïques. La capitale de la couleur. La capitale de la douleur d'être.
Un film dont les visages et les paroles sont la matière première. Des visages d'hommes, des visages de femmes, des visages d'enfants. Des visages magnifiques de paysans miséreux, de vrais gens pas beaux. Tout un peuple, aussi grand que celui des armées d'Alexandre Nevski. Son visage à Lui, c'est une force douce, un roc gracieux et un regard pointu. L'énergie d'un homme qui marche. Les riches et les puissants se reconnaissent, eux, à ce qu'ils ne bougent pas, et aux chapeaux démesurés qui rétrécissent leur visage. L'Homme parle, aussi. Ces paroles entendues mille fois, toujours fraîches. Sur un script éventé depuis 2000 ans, un film brut de dé-embaumage, plus vivant que toutes les hollywooderies sur le sujet. De l'eau de roche.
Lemmy Caution, il vient d'une autre galaxie et il parle comme les livres. Une nuit, il débarque à Alphaville, cette ville d'ombres et de lumières qui ressemble à Paris mais qui n'est pas Paris, avec une osbcure mission d'espionnage poétique. A Alphaville, tout est régi par un grand ordinateur, alpha60. Mais à quoi bon un alpha qui ne tend pas vers l'oméga de l'amour ? Pendant qu'alpha60 donne des cours de sémantique générale (pompés à Borgès), Lemmy Caution, toujours filmé à hauteur d'ascenceur, tente d'enseigner la littérature (celle d'Eluard, entre autres) et l'amour aux séductrices de niveaux 1 à n qui tiennent lieu de jeunes filles. Cette uchronie de science-politique-fiction-polar plagie par anticipation 2001, Brazil et Playtime, tout en annonçant de façon visionnaire Metropolis et 1984.
A quoi pense la ménagère (italienne, bourgeoise) de moins de 50 ans ? A se faire belle pour son mari, à entretenir son intérieur, à sourire tout le temps. Mais le mari, semble-t-il, a d'autres préoccupations. Depuis quelques années, Fellini est passé maestro dans l'art de filmer la vie intérieure. Ici, il tente, avec beaucoup de bonne volonté, de trouver une forme aux fantasmes raisonnables de la sainte femme qui partage sa vie. Pour elle, il fait parler des esprits frappeurs et un gourou hermaphrodite. Il ridiculise ses copines pétasses, sa famille de pétasses, sa pétasse de voisine. Il moque ses souvenirs de petite fille modèle et sourit de son grand-père volage. Il lui offre plusieurs figures d'amant idéal sur un plateau (elle ne se sert même pas). Il lui dit d'être, enfin, actrice de sa vie. Espérons qu'elle a entendu le message qu'elle a joué.
Pierrot s'appelle en fait Ferdinand, et c'est en clown bleu (et non blanc) qu'il va finir sa vie (et le film). Avant d'en arriver là, il quitte sa femme pour une autre, croise quelques cadavres et écrit son journal intime. Godard, lui, avec ce film, fait exploser les sons et les couleurs (et pas que ça, d'ailleurs). Il hybride tout : la comédie musicale, le film noir, le road movie, les sketchs de Raymond Devos, la BD et la poésie. Il reprend, récapitule, essaie de réinventer une fois encore le cinéma avec de la vie brute, sauvage. Il repart à zéro, encombré qu'il est de tous les matériaux hétéroclites de sa culture, de ses passions littéraire et cinématographique. Il réalise un magnifique documentaire sur son paysage intérieur, en chaos et en harmonie en même temps. Et sur la vie-l'amour-la mort, en chaos et en harmonie en même temps.
Vive le DVD (et la touche "Pause") ! Après 2 tentatives sur grand écran, j'ai enfin vu quelque chose dans les clichés du photographe... Reprenons au début. Un photographe très fashion, donc, et ses trois vies : celle du peuple et des ouvriers, auxquels il se mèle pour faire de l'art. Celle des postulantes top-models court-vêtues du swinging London années 60, auxquelles il se mèle aussi, pour faire de la pub. Et une 3ème, où il se mèle de ce qui ne le regarde pas. C'est celle qu'il imagine derrière les images, prises à la dérobée, d'un couple bourgeois dans un parc tranquille. Où, peut-être, se cache un meurtrier. Et un cadavre. Si le monde est un leurre et si la nature, comme dans L'Eclipse et le Désert rouge, ressemble à une peinture abstraite, dans quel sens faut-il regarder le tableau, quel est le bon angle ? Un labyrinthe avec plein de coins, un inquiétant vertige en couleur, un étrange malaise pop,
Il s'en passe de drôles, à Atlantic-cité sur Méditerranée. Des morts plein les hôtels, des barbouzes plein les garages, avec des flingues plein les poches. Des images de toutes les couleurs, des bruits incongrus, de la musique, des slogans et des discours. Une journaliste qui enquête, en se prenant pour Bogart, quelques guest stars égarés (Marianne Faithfull, Philippe Labro). Et ces personages qui portent des noms bizarres (Goodis, Mizoguchi, Preminger, Aldrich..., j'en passe et des non moins bons). Apparemment, le scénario et les dialogues relèvent de la série noire, mâtinée d'humour absurde. Ca pourrait même être un film politique contre les magouilles et les compromissions policières. Mais ça se passe surtout au pays des livres, des affiches, des comic books et des images qui bougent. Made in Godard, made in cinéma.
Ils sont cinq, ils vivent ensemble confortablement dans un grand appart bourgeois mais attention, ce sont des révolutionnaires -tendance Mao foncé. Des vrais, des pros, à peine camouflés derrière des activités officielles (étudiants, artistes…). Leur occupation principale est de se former et de s’entretenir dans la connaissance approfondie d’un inépuisable petit livre (rouge). Ils causent beaucoup, font un peu d’atelier artistique, n’ont pas l’air de beaucoup baiser. Des espèces de moines modernes, en fait. A vrai dire, on ne comprend pas grand chose à leurs débats, et c’est pas sûr qu’eux mêmes y comprennent quelque chose. Qu’ils répondent à un interviewer invisible (le maître du logis et du film, bien sûr) ou se coupent la parole, ils frôlent souvent le ridicule d’assez près, et ne donnent pas des masse envie de les suivre. Le film-tract-collage qui annonce mai 68 mais aussi les attentats terroristes, le pop-art, les communautés foireuses, l’activisme, les gueules de bois qui suivent et le naufrage de Godard. Respect (mais en rigolant en coin).
Dans une ville qui ressemble à toutes les villes (en pire), erre un drôle de type qui ressemble à tout le monde (en plus sympa). C'est pas vraiment un héros. D'ailleurs, c'est pas non plus vraiment une histoire. En plus on le connaît, c'est M. Hulot. Il est revenu de vacances, il a l'air de chercher du boulot. Ou pas. Il a rendez-vous avec un type qu'il n'arrête pas de rater, tombe sur d'autres types qu'il ne cherchait pas du tout. Au début, à part lui, tout file droit, comme sur les plans d'un architecte. Le temps est gris-bleu, comme le paysage. Comme les bureaux. Comme les gens. Et puis, ça commence à ne plus tourner très rond (ou plutôt si, justement). Faute à l'alcool, à la musique, et à quelques autres Hulot-berlus de passage. De toute façon, c'est un film qui n'en est pas vraiment un. Plutôt une expérience, un stage de plongée en aquarium dans un autre monde qui est exactement le nôtre. Un monde qui serait bien pire, si on n'apprenait pas à le regarder -et à l'écouter- comme un M. Hulot de passage.
Attention aux faux amis : ce Walerian-là ne va pas dans l’espace et son île d’amour n’est pas aussi sexy que certaines des autres oeuvres qu’il fera plus tard. Là, c’est plutôt du film politico-anar en mode bricolo conceptuel, fauché mais jamais en manque d’idées. Dans l’île, donc, règne un dictateur-de-père-en-fils méfiant, jaloux, cocu (de-père-en-fils aussi, sans doute) et très bête. Ca s’est déjà vu ailleurs. Les moeurs y sont étranges et rudes. On suit la destiné de quelques autochtones : le roi, la reine, son cher maître d’équitation, quelques écoliers étourdis et un ex-bagnard ambitieux. Celui-là a été gracié de justesse d’une mort funeste, et il escalade rapidement les barreaux de l’échelle sociale par son ingéniosité en pièges à mouches. Ca, c’est nettement moins banal. En fait, les dictatures, c’est des endroits où tout peut arriver. Dans les films de Boro aussi, mais c’est plus amusant à vivre.
Officiellement, c'est le biopic d'un (obscur) poète arménien du XVIIIème siècle, le genre dont, visiblement, même les spécialistes ne savent pas grand chose. En vrai, c'est une installation d'art contemporain réalisée en matériaux de récup' (tendance marché aux puces et fripes folkloriques) et en tableaux vivants, pleins de silence et de symboles. Le poète y est "joué" - visualisé serait plus adapté - par différents acteurs (dont une femme) - Todd Haynes et sa version spéculaire de Bob Dilan n'a rien inventé ! Tout passe facile parce que c'est surtout son oeuvre, et en fait sans doute plutôt son âme, qui tient le premier rôle. Elle s'est réincarnée en objets : en livres, en tapis et en instruments de musique. Elle est curieuse, sensuelle, passionnée, mystique. Belle, amoureuse de la beauté et de l'amour, de Dieu et de l'art. Biographie de l'art, plus que d'un artiste. D'un homme, un beau. Nous sommes tous d'obscurs poètes arméniens du XVIIIème siècle...
Hypothèse : une famille bourgeoise (bonne comprise).
1ère partie. Un télégramme : "Arrive demain". Un type est là, effectivement. Beau comme un ange, lit Rimbaud. En moins de 3/4 d'heure, il s'est fait toute la famille (bonne comprise) - enfin, c'est plutôt les autres qui lui sautent dessus, d'ailleurs.
2ème partie. Un autre télégramme, Il part. Les autres n'ont plus qu'à devenir ce qu'ils sont : saint, artiste ou débauché, ce qui bien sûr revient au même, pour Pasolini. Bon, on n'a sans doute pas appris les maths dans les mêmes écoles, mais il faut reconnaître que sa démonstration est claire et tranchante : un petit coup de grâce et hop, c'est toute la "petite bourgeoisie" (comme on disait à l'époque) qui explose.
Dans un futur indéterminé (sans doute lointain), l'homme est resté le même : avide de connaissances sur les autres, ignorant de lui-même. Il cherche à établir le Contact avec une mystérieuse planète-cerveau qui n'en fait qu'à sa tête : Solaris. Le docteur Kris Kelvin est envoyé en reconnaissance. Il ne fera face qu'à ses souvenirs, à sa mauvaise conscience et à ses doutes - à tout ce qui est indestructible en lui. L'expérience scientifique tourne donc au voyage intérieur, le récit de science fiction au parcours philosophique et spirituel (puisque l'intérieur et l'extérieur s'échangent et se répondent), capté par une caméra majestueuse. Pour faire progresser le genre humain Tarkovsky croit visiblement plus à l'art (peinture, littérature) qu'à la science, plus à l'amour et au pardon qu'à la technique. A la famille, aussi. Pas si loin que cela de 2001, l'Odyssée de l'espace (qui a peut-être bien pompé son dénouement, le bébé-planète, dans le bouquin à l'origine de Solaris) dans le domaine du Grand art mis au service d'un Grand Mystère.
C'est dans un petit village perdu de la campagne espagnole, c'est dans les années 40, c'est loin de la guerre civile, quoique. Un soir, le plus grand monstre de l'histoire du cinéma débarque dans les yeux et les oreilles des villageois, et dans ceux d'Ana et d'Isabel, et le monde ne sera plus jamais comme avant. Bien sûr il existe, ce monstre, bien sûr il habite dans la grange abandonnée d'à côté. Bien sûr, c'est que dans leurs têtes, quoique. Quand on n'a même pas 7 ans, tout est vrai, tout est grand et mystérieux, tout fait peur, quoique. Papa, maman, l'école, rien que des endroits envahis par des esprits, des fantômes. A cet âge-là, le cinéma, c'est comme un mode d'emploi de la vie des grands. Et après aussi. Et même les censeurs de Franco, ils sont pas fichus de voir ce qu'on pourrait y trouver à redire, tellement c'est subtil. Tellement c'est peut-être bien le plus beau film du monde...
Marguerite, c'était la gourou de mon adolescence ; Le ravissement de Lol V. Stein un de mes livres cultes. Autant dire que je suis capable de tenir des heures devant un vide aussi plein qu'India Song... Nocturne indien, réception chez l'ambassadeur. Champagne, musique. Une femme passe de bras en bras. Un homme pur et maudit crie qu'il l'aime. Mélancolie ouatée, élégance du désespoir. Des fois, il y a des personnages ensemble dans le même plan, mais ils n'habitent jamais le même espace. Sauf quand ils dansent. Sinon, des paysages flottants, des bouts de conversation. Comme L'année dernière à Marienbad, ce film, c'est comme un objet qui serait quelque part entre l'écran et le spectateur. Ailleurs, avant. Les images en sont une projection partielle, les sons en sont une autre. La meilleure, c'est celle qui reste dans la tête,
Au commencement était le cinéma. Il était muet, en noir et blanc et plein d'innocence. Et puis tout le reste est arrivé. Le son, la couleur, les officiels et les officiers, et l'innocence a dû mettre les voiles, avant de se faire rattraper par le monde en haute mer. C'est à peu près ça que le film raconte et aussi, sans doute, beaucoup d'autres choses. Autant que de spectateurs. Par exemple, une autre version pourrait être : quelque part avant la première guerre mondiale, un prince étranger (et sa cour), quelques fils à papa/maman, des jeunes premièr(e)s ingénu(e)s, des génies incompris et incompréhensibles, un journaliste, un rhinocéros gris et les cendres d'une célèbre cantatrice sont sur un bateau. Toute la civilisation, quoi, plus quelques passagers clandestins. A la fin, tout le monde tombe à l'eau, sauf le cinéma. Insubmersible comme le jouet de grand enfant génial.
Fisher est un drôle de pêcheur en eaux troubles. Celles de sa mémoire, surtout, qui a l'air un peu perturbée. On y pêche quelques cadavres et un vieux prof, auteur d'un manuel pour enquêteurs (Element of Crime). Fisher, c'est celui qui passe de la théorie à la pratique. Il se lance donc sur les traces d'un certain Harry Gray, tueur en série potentiel, en prenant soin de faire tout comme lui, et de ne jamais voir la lumière du jour. C'est risqué mais ça marche -au cinéma, en tout cas. Le film entier, d'ailleurs, est en noir et mordoré -surtout en noir, en fait, et très beau. L'enquête, elle, est aussi fumeuse que celle d'Alphaville, et sous influence Borgès et Troisième homme. Le jeune homme qui a commis ça a visiblement lu tous les bons manuels de cinéma, il n'a peur ni de la théorie ni de la pratique, ni des plongées en eaux troubles -ça lui resservira !
C'est l'histoire de trois mecs. Une belle bande de d'innocents vauriens qui, au bout d'1/4h de film, partagent la même cellule merdique d'une prison de la Nouvelle Orléans. Trois mecs, trois genres. Y'en a un qui sait écouter les filles sans rien dire (il est maquereau). Un autre, il sait très bien si besoin parler pour ne rien dire (il est DJ dans une station de radio) mais en général, il ne la ramène pas trop non plus. D'ailleurs, ces deux-là, c'est un peu les deux côtés d'une même médaille, celle des vrais mecs merdiques qui énervent les filles. Le vrai autre, c'est le troisième : un étrange étranger, un petit mec pas viril et rigolard qui apprend la langue et, du même coup, remet les compteurs sémantiques de tout le monde à zéro. Il ne sait rien faire (ni nager, ni chasser, ni parler correctement), et c'est lui qui fait tout mieux que tout le monde, même chopper les filles. Mais en fait c'est normal, c'est le seul qui sait les écouter. Trois mecs et un oeil de femme pour finir : pas assez pour passer le test de Bechdel, mais on n'arrive pas à lui en vouloir.
Voici l'homme. C'est un écrivain, un acteur, un poète, un philosophe. Un artiste, quoi. Et un père. Un nain entre les doigts de Dieu, un Dieu qui ne sait pas quoi faire de ses dix doigts. C'est un ange et une bête, un milieu entre tout et rien, comme disait l'autre. C'est le Christ et c'est Ponce Pilate. Le reste du monde, pendant ce temps, ne va pas bien. Peut-être même qu'il est déjà mort, que l'apocalypse est déjà passée par là. En désespoir de tout, l'homme n'a plus qu'à prier, et à renoncer. A tout, aussi, sauf à l'amour. Comme c'est à la fois un saint et un dingue, on ne sait pas trop s'il a sauvé le monde, ou s'il a tout crâmé pour rien -ce en quoi ce genre de films diffère sensiblement de ceux de Bruce Willis. Ce dialogue en altitude entre une grand nordiste et un grand slave est de ceux qui élèvent le regard vers le haut... très haut.
Les anges sont parmi nous. Invisibles (sauf aux enfants), ils voient tout, entendent toutes nos pensées, traversent les murs (même celui de Berlin, alors bien debout !) et ne peuvent (presque) rien pour influencer le cours du monde et le destin des hommes -commes les artistes, peut-être. Ils nous plaignent et nous envient parfois, nous pauvres mortels, d'avoir des sens et des émotions. Alors certains franchissent la barrière (des espèces) pour apprendre à vivre vraiment... Ce magnifique poème visuel, ode incantatoire à l'humanité, à l'amour et à ceux qui en témoignent dans leur art, est là pour nous rappeler encore et encore la dureté et la beauté du monde.
Chez les Bambaras, pour devenir un homme, il faut faire connaissance avec ses ancêtres et avec leur histoire -longue et compliquée, forcément. Il faut quitter sa mère, traverser le pays et les générations, rencontrer d'autres femmes. Il faut affronter ses semblables différents et mesurer sur eux l'étendue de ses pouvoirs. Et il faut bien, un jour, affronter le "pilon magique" de son père. Chez les Bambaras, comme partout, pour devenir un homme, il faut, au moins, toute la mémoire du monde. Ce 2001, l'Odysée de l'espace à l'africaine est une machine à remonter le temps du mythe jusqu'à la lumière originaire, une Genèse animiste à la complexité biblique, belle comme une cosmogonie et universelle comme un conte.
Un jeune homme tombe amoureux d’une jeune fille mais, le papa de la fille n’étant pas d’accord, il doit faire ses preuves en passant une série d’épreuves initiatiques, avant de la retrouver… Puisque le scénario est intemporel, la forme l’est aussi, en mode vintage, style Europe de l'Est avant Staline. Les décors, les costumes et tout le story board sont donc pompés sur les icônes du coin, la partition est piquée au folklore local et pourtant, bizarrement, on a plus l’impression d’être dans une installation d’art contemporain que dans un musée à l’ancienne. Et par une sorte de charme magique et mystérieux tombé direct sur la caméra, ce conte du Moyen-Age en tableaux vivants devient une espèce de comédie musicale moderne en costumes traditionnels, ou de mythe au présent.
Un poète à lunettes rondes et aux yeux en soucoupes entend la lune lui parler. Sa vie (ou sa mémoire ou son imagination ?) est peuplée de gens bizarres : un vieux con parano, des madonnes, des Cendrillon, des hommes pas à la hauteur, le roi et la reine des gnocchis (qui président à l'élection de Miss Farine), des cerbères policiers à poils longs, des jeunes qui aiment Michael Jackson (entre autres). La cacophonie règne. Sa vie (ou sa mémoire ou son imagination ?) est pleine de ronds, de trous, de trappes, de puits et de passages ovoides (quasiment un par plan) : c'est comme si la lune faisait des petit(e)s. Et quand, à la fin, trois frangins allumés finissent par la décrocher (la lune), cela n'étonne personne. La télé essaie bien de l'interviewer, mais, heureusement, elle ne parle qu'au poète. Elle lui conseille de faire silence -ce que Fellini, hélas, s'empresse de faire.
Le héros de ce film est un cognassier, un drôle d'arbre qui donne des coings, ces espèces de gros citrons pas très bons mais qui font de bonnes confitures. Un cognassier dans un jardin, qui prend la pose pour un peintre. Et le peintre, c'est Antonio Lopez, artiste géomètre. Sa technique à lui consiste à tendre des fils, poser des marques, mesurer, quadriller. Il regarde beaucoup et il écoute aussi pas mal ce que les autres lui disent. A son vieux pote grande perche, il dit qu'il va baisser la ligne d'horizon. A une chinoise amatrice d'art, il détaille la fonction de sa petite installation. A sa femme -peintre aussi-, il raconte ses rêves. A côté, des maçons polonais montent un mur. Tout ça, ça fait des humains qui se coltinent avec la nature. Pas morte du tout, la nature, même si c'est ce que le tableau est censé représenter : la lumière change et le cognassier fait des caprices, il penche, ses fruits tombent. Pas si simple de faire le portrait d'un arbre, et le portrait d'un homme, et le portrait d'un film. Ce serait comme le making of d'un tableau qui n'existe pas, comme le souvenir d'un beau geste inutile.
Jakob entre un jour dans une très étrange école pour étudiants tardifs. Ils sont là pour apprendre à devenir des serviteur, des serfs -ou des cerfs, peut-être. C'est sans doute la seule institution dont l'objectif pédagogique n'est pas d'élever ses élèves mais de les abaisser, ou au moins de les maintenir en état de servitude volontaire. D'en faire des idiots, ou des saints, ou les deux, ce qu'ils sont sans doute déjà. Dans une ambiance de cruauté ouatée, la seule prof du lieu -lady Benjamenta, la soeur du patron- ne leur apprend d'ailleurs pas grand chose : à s'oublier, à mimer toujours les mêmes gestes. Mais Jakob et la lady, des fois, ils en inventent de nouveaux qui n'étaient pas au programme. C'est que l'institut et les êtres qui y vivent recèlent en fait des passages secrets. Derrière certains cercles, s'ouvrent de troubles corridors qui ne mènent nulle part, comme leurs esprits embrumés. Ce film, comme peint avec de la lumière, ressemble à une oeuvre d'avant-garde à l'ancienne - ou à un film muet du XXIIème siècle.
Ce serait comme un souvenir lointain, embelli par la mémoire. Elle aurait une robe couleur du temps : toujours la même et toujours différente. Il aurait la cravate élégante et les cheveux bien gominés. Ils habiteraient Honk Kong, sur le même palier. Ils seraient mariés, mais pas ensemble. Ils se croiseraient éternellement dans tous les couloirs du monde, en allant chercher leurs nouilles aux marchands du coin. Ce serait comme une danse éternellement recommencée. Ils finiraient pas se parler, de nouilles et de romans de chevalerie, en fumant dans le noir. Ils finiraient pas inventer leur histoire qui n'existerait pas. Tout autour d'eux ne serait que trahison, compromission. Mais eux, non. Droits sous la pluie, imperméables aux ragots, éternellement -ou presque. Et le secret de leur histoire à jamais préservé. Sublime, éternellement sublime.
Quand Jonas -pardon, Janos- se retrouve nez à nez et oeil à oeil avec une baleine empaillée, on se dit que ce sont des retrouvailles entre deux très très vieux amis. Il ne parle pas beaucoup, ce Janos, mais il porte le courrier. Au café, il fait jouer à des ivrognes le ballet du système solaire et la mécanique céleste des éclipses. Il appelle tous ceux qu'il croise "oncle" ou "tante", même ce vieil érudit qui mène, seul, des recherches sur l'harmonie oubliée du monde. Janos, c'est le fils du frère des hommes, un ange porteur de messages vides, le prophète sans parole d'un monde qui a perdu à jamais sa lumière. Le "prince" ("de ce monde", sans doute) a gagné la bataille. Dieu est mort et empaillé, il pue déjà. Un film extraodinaire, uniquement composé de 12 plans-séquences somptueux (de 12 minutes chacun...), sombre et beau comme un évangile d'après l'Apocalypse.
Ca se passe dans la grande salle d'attente en plein air du monde. Quelque part en Afrique, quelque part entre deux infinis : les sables du désert et l'horizon de la mer. Un jeune homme et sa mère viennent d'arriver là. Ils sont coincés entre leur passé dont nous ne saurons rien, et un avenir dont nous ignorerons tout. En attendant, ils font du sur-place. Ils ne parlent pas la bonne langue et ne connaissent personne. Ils ne sont pas les seuls. Là-bas, tout le monde est en transit, en attente de correspondance. Les jeunes attendent de partir vers le Nord, les vieux ne sont pas pressés de s'en aller pour de bon. Ce ne sont pas toujours les bons qui arrivent au bon endroit. Ceux qui restent essaient de transmettre le peu qu'ils n'ont presque plus à ceux qui n'ont pas toujours envie de les écouter. Ils sont tous encore dans la grande salle d'attente de la vie. Comme tout le monde.
A Nazareth, même les enfants ne croient plus au Père Noël. En tout cas, il n'y est pas le bienvenu. Le territoire, en état de coexitence hostile, est occupé par la rage muette. C'est qu'ils sont toujours cadrés, encadrés, surcadrés, ces Palestiniens. Ils ne connaissent que l'éternel retour du désespoir, et de la police. C'est pourtant là que débarque un Buster Keaton mangeur d'abricots. Son père est malade. Il a une fiancée au regard qui tue, une oeuvre à faire. Il donne ses RDV amoureux au check point. Souvent, il a le check point blues. Cette terre, qui ne semble plus porteuse de Bonnes Nouvelles depuis longtemps, donne encore de beaux arts. L'art du gag lent à la Blake Edwads, seul capable de transmuter un chant de douleur en un acte de résistance poétique.
Au début, ils sont deux, deux garçons qui se ressemblent et qui jouent ensemble. C'est comme dans un rêve. Ils se courent après dans le labyrinthe des rues du quartier, et tout à coup il n'y en a plus qu'un seul. C'est tout ce qu'on verra de la disparition de l'autre. Cinq ans plus tard, le rêve est passé, le fantôme hante encore. Le garçon restant a grandi, sa maman est enceinte, la voisine est jolie. Papa anime un comité pour relancer l'organisation d'une fête dans les rues du quartier, mi-carnaval mi-cérémonie ancestrale. Exorcisme et célébration. On déambule, on cause, on se prépare à la fête. On apprend un peu du passé, on prépare un peu l'avenir. En douceur et en longs plans séquences, ça heurte et ça coule, c'est fluide et ça accroche. C'est à peu près tout ce qu'il y a dans ce film et c'est énorme. La vie, l'amour, la mort et leurs labyrinthes, à l'échelle d'un quartier, d'une vie, du monde. Enorme et en douceur.
Cette fausse suite d'In the mood for love prolonge en fait tout autant Nos années sauvages. On y retrouve brièvement Lulu -alias Mimi- et surtout M. Chow qui s'est laissé pousser la moustache. Il écrit des romans de science fiction érotiques, invite des filles chez lui et croise la route de trois femmes sublimes et impossibles qui ont toutes quelque chose en elles de Mme Su (ses robes, son nom, son imagination, allez savoir...). Mais, avec elles, il ne parle qu'argent ou départs. Répétitions, incantations. 2046, c'est le pays d'où l'on ne revient jamais, la chambre où le temps s'est arrêté, la date vers laquelle les trains du futur filent sans fin. Un film-univers peuplé d'hommes désenchantés et d'androïdes à émotions différées, en rouge et vert comme l'impossible réunion des contraires, en spirales ovoïdes comme l'impossible retour du temps perdu. Personne n'avait aussi bien fantas-filmé les femmes depuis Sternberg, autant aimé leurs jambes depuis Truffaut ni traqué aussi délicatement leurs larmes depuis Almodovar.
Une petite famille japonaise typique, juste un peu plus cinglée sur les bords que la moyenne. Papa est thérapeute-hypnotiseur, maman dessine des mangas, comme son beau-père (à qui il commence à manquer quelques cases). Grand-frère a des soucis de coeur et de vélo, petite-soeur des problèmes d'(alter)-ego encombrant. J'oubliais le frère de maman, adepte zen de rencontres en tous genres. Et le frère de papa, dandy snob qui, heureusement pour lui, n'a jamais peur de se couvrir de ridicule. Tous apprennent à vivre avec leurs démons, à cohabiter avec pas mal de fantômes. Tous avancent, avec armes et bagages, en équilibre toujours précaire, à la recherche de leur sens du mouvement idéal. Et ils le trouvent. Et le film trouve et invente sans arrêt le sien. Et il est juste, heureusement, beaucoup plus brillant que la moyenne.
Il fait chaud et humide, c'est plein d'herbes et de silences. Il y a des hommes, deux surtout. A moins que ce ne soient deux animaux. Y'en a un qui porte un uniforme de militaire et l'autre, une peau de tigre -mais dans l'autre histoire seulement. En fait, il y a deux histoires différentes qui se suivent. Qui d'ailleurs n'en sont pas vraiment. Qui peut-être n'en font qu'une. On ne sait pas trop laquelle est la cause, ou la conséquence, ou la métaphore de l'autre. Pourtant c'est très simple. Ils s'aiment, c'est tout. Dans une vie, c'est dans un village, au bord de la forêt. En douceur, en famille, en silence. Dans une autre vie, c'est dans la jungle. Avec du sang, de la boue, et de drôles de bruits. C'est comme un trip calme, un jeu de fauve et de souris en mode contemplatif. Tranquille et beau comme un amour rêvé. Beau et tranquille comme un rêve qui vit.
Y'a des moments dans la vie, dans l'Histoire, où on doit être bien content d'avoir son pass pour le Pays des Merveilles. Ofélia a à peu près l'âge d'Alice, et elle habite dans un de ces moments-là, au milieu d'une inquiétante forêt, parmi des militaires en uniforme, à la fin de la guerre d'Espagne. Elle a aussi deux fées-marraines, un petit frère en cours de cuisson et beaucoup d'imagination. Des fois, elle arrive même à croire à l'existence de ses parents -enfin, ça dépend des quels. La forêt autour est peuplée de gentils communistes et de méchants crapauds, de demi-Dieux et de complets salauds. Des fois, il est tortueux, le labyrinthe de la vie des petites filles, la moindre avancée est une épreuve. Ce remake updaté par ordinateur de l'Esprit de la ruche remet à jour toutes ses peurs d'enfants, et aussi tout l'émerveillement qu'on s'est créé pour s'en remettre. En provenance directe du Pays des Merveilles du cinéma.