Avant, Truffaut, c'était le nom d'un jeune critique de cinéma très vache. Après, il est devenu... lui-même. Derrière le polémiste plein de morgue, on a vu Jean-Pierre Léaud, son double rajeuni, en sauvageon désemparé. Une mère trop absente, un père -adoptif- trop gentil. La Ruée vers l'or, Balzac et Monika lui tiennent lieu d'éducation -ou plutôt, lui sauvent la vie. Derrière le donneur de leçon, on a vu le meilleur peintre de l'enfance depuis Zéro de conduite et Allemagne année zéro, et le plus beau portrait de Paris à 1,20m du sol. On a croisé le regard d'Antoine Doinel qui avait vu la mer pour la première fois, et on lui a souri. Nouvelle vague, annnée zéro.
Il s'en passe de drôles, à Atlantic-cité sur Méditerranée. Des morts plein les hôtels, des barbouzes plein les garages, avec des flingues plein les poches. Des images de toutes les couleurs, des bruits incongrus, de la musique, des slogans et des discours. Une journaliste qui enquête, en se prenant pour Bogart, quelques guest stars égarés (Marianne Faithfull, Philippe Labro). Et ces personages qui portent des noms bizarres (Goodis, Mizoguchi, Preminger, Aldrich..., j'en passe et des non moins bons). Apparemment, le scénario et les dialogues relèvent de la série noire, mâtinée d'humour absurde. Ca pourrait même être un film politique contre les magouilles et les compromissions policières. Mais ça se passe surtout au pays des livres, des affiches, des comic books et des images qui bougent. Made in Godard, made in cinéma.
Dans "masculin", il y a "masque" et "cul" ; dans "féminin" il n'y a rien (extrait du dialogue). Dans les bistrots, il y a des dragueurs, et des jeunes filles à draguer. Préoccupations politiques pour les hommes (la conscience ouvrière, la guerre au Vietnam), chansons et cosmétiques pour les femmes (Salut les copains, mais surtout ne me mets pas enceinte). Une mort violente tous les 1/4h. Portrait d'une France qui s'ennuie mais ne le sait pas encore. Portrait d'une jeunesse concernée, portrait d'une jeunesse qui s'en fout. Enfants de Marx et de Coca-Cola (extrait des intertitres). Des gestes, des choses, des sondages : inventaire avant liquidation. Dans féminin, finalement, il y a "fin".
Ils sont cinq, ils vivent ensemble confortablement dans un grand appart bourgeois mais attention, ce sont des révolutionnaires -tendance Mao foncé. Des vrais, des pros, à peine camouflés derrière des activités officielles (étudiants, artistes…). Leur occupation principale est de se former et de s’entretenir dans la connaissance approfondie d’un inépuisable petit livre (rouge). Ils causent beaucoup, font un peu d’atelier artistique, n’ont pas l’air de beaucoup baiser. Des espèces de moines modernes, en fait. A vrai dire, on ne comprend pas grand chose à leurs débats, et c’est pas sûr qu’eux mêmes y comprennent quelque chose. Qu’ils répondent à un interviewer invisible (le maître du logis et du film, bien sûr) ou se coupent la parole, ils frôlent souvent le ridicule d’assez près, et ne donnent pas des masse envie de les suivre. Le film-tract-collage qui annonce mai 68 mais aussi les attentats terroristes, le pop-art, les communautés foireuses, l’activisme, les gueules de bois qui suivent et le naufrage de Godard. Respect (mais en rigolant en coin).
1968. Antoine Doinel, l'ado turbulent des 400 coups est devenu un jeune homme romantique. Enthousiaste et maladroit, éternel étonné doutant de tout. De belles mains qui bougent beaucoup, et inventent des gestes qui n'appartiennent qu'à elles. Toujours amateur de littérature -surtout Balzac, Stendhal et Flaubert- et de jolies femmes -surtout celles chez qui on mange du fromage, et qui ont des parents sympas. Il essaie tous les métiers, tous les lits, toutes les humeurs. Instable mais pas révolté -sa mèche est ce qu'il a de plus rebelle. L'adolescence grave a fait place à une jeunesse étourdie et pétillante : le plus léger de la série des Antoine Doinel, le plus drôle et le plus euphorisant. Un personnage qui a bien vieilli, regardé avec indulgence, comme en arrière, avec la nostalgie de ce qu'il n'a pas encore vécu.
Y a-t-il une vie après le mariage ? Telle est la question pour Antoine Doinel -celui des 400 coups et Christine -celle des Baisers volés. Christine donne des leçons de violon. Antoine, lui, teint des fleurs pour le marchand du coin, dans sa cour avec vue sur fenêtres. Mais, après avoir échoué dans sa tentative d'atteindre le "rouge absolu", il doit se reconvertir dans la manipulation d'Atalantes miniatures pour une compagnie américaine. Il devient papa, veut écrire un roman, s'intéresse aux femmes japonaises. Il pratique toujours la mauvaise foi et la dérobade avec grand art. Il a vieilli mais pas beaucoup grandi, comme le M. Hulot qu'il croise dans le métro. Comme une chronique du temps qui ne passe pas tant que ça.
Truffaut disait lui-même que ce film raconte Proust tombant amoureux des soeurs Brontë. Ca donne une bonne idée de l'époque, de l'ambiance et de l'importance de la littérature dans cette histoire. Autant dire que les longues robes, les voilettes, les missives enflammées, les sifflets de trains et les balades à bicyclette y joueront un grand rôle, comme dans Jules et Jim (c'est adapté du même auteur), en plus calme mais avec la même voix off racontant la même exquise délicatesse anachronique des sentiments. La femme est artiste de sa vie, l'homme court après l'art. Mais ce sont toujours les mêmes choses qui font peur et envie, qui procurent joie et douleurs. Proust tombant amoureux des soeurs Brontë -mais filmés par Truffaut.
1, rue Jules Verne. C'était au temps béni où on trouvait, à Paris, des apparts vides de 120 m2 avec Marlon Brando dedans en cadeau Bonux. Jeanne passe par là, visite (l'appart), essaie (le bonhomme). Emballée, elle revient régulièrement. Dans leur île déserte, la petite française pimpante et le mâle américain vieillissant explorent leurs mystères. Lui en a gros sur la patate depuis le suicide de sa femme. Il est pas mauvais en français, le bougre, mais c'est son vocabulaire anglais qui impressionne ("God" et plein d'insanités qui ne sont même pas dans mon Harrap's). Chair triste, etc. Elle, on se demande comment elle supporte son fiancé-cinéaste exalté qui espère refaire l'histoire du cinéma rien qu'en la regardant. Le film qui inventa le genre psycho-mélo-érotico-intello-dépressif.
Encore un film qui raconte une grande histoire d'amour... Sauf que là, il s'agit de celle d'un homme (François Truffaut) fou amoureux du cinéma depuis l'enfance, qui a réalisé son rêve : devenir réalisateur. Portrait de l'artiste en lui-même (ou presque), portrait de groupe aussi, puisque cette création-là est forcément collective (avec intrigues amoureuses et caprices de stars inclus), manuel de bricolage et d'improvisation, surtout. Ce film pourrait être le making of d'un autre qu'on ne verra pas (pas sûr qu'on en ait envie d'ailleurs), mais il est bien mieux, évidemment, puisque le cinéma est toujours plus beau que la vie. Puisqu'il rend les femmes magiques...