Avant, Truffaut, c'était le nom d'un jeune critique de cinéma très vache. Après, il est devenu... lui-même. Derrière le polémiste plein de morgue, on a vu Jean-Pierre Léaud, son double rajeuni, en sauvageon désemparé. Une mère trop absente, un père -adoptif- trop gentil. La Ruée vers l'or, Balzac et Monika lui tiennent lieu d'éducation -ou plutôt, lui sauvent la vie. Derrière le donneur de leçon, on a vu le meilleur peintre de l'enfance depuis Zéro de conduite et Allemagne année zéro, et le plus beau portrait de Paris à 1,20m du sol. On a croisé le regard d'Antoine Doinel qui avait vu la mer pour la première fois, et on lui a souri. Nouvelle vague, annnée zéro.
Au début, un type poursuivi, de nuit, par des malfrats, s'arrête 5mn pour papoter joies matrimoniales avec un inconnu qui lui a tendu la main. Le polar prend, déjà, le chemin des écoliers. Et puis, le type repart dare-dare aller plutôt emmerder son frangin. Le frangin est, comme le héros de Detour, pianiste de bistrot. Mais, lui, c'est aux autres qu'il porte malheur. Aux femmes surtout. Le film sera l'occasion de faire le tri entre les vrais et les faux frères (les vrais Saroyan Brothers s'appellent Edouard, Richard, Chico et Fido...), mais contribuera pas mal à embrouiller les genres : il entretient l'art subtil de filmer les choses sérieuses comme des conneries, et les conneries comme des choses sérieuses. Tarentino l'a sûrement regardé en boucle, et c'est impossible de le lui reprocher.
Jules, germanique mélancolique, tombe en amitié avec Jim, dandy français. Ils fréquentent Shakespeare, les cafés et beaucoup de jolies parisiennes. Ils vivent à toute vitesse. Le jour où ils rencontrent Catherine, elle leur rappelle quelque chose comme l'image de la beauté. C'est la première qui court plus vite qu'eux : Jules l'épouse. Ils font bien de se dépêcher, la Grande Guerre arrive. Puis les fluctuations du désir et le tourbillon de la vie. Ce film est une merveille de drame léger. Il est raccord avec ces stock-shot des années folles qui y sont intégrés, et qui montrent la vie en accéléré, comme en courant, à 23 images/seconde. Il est raccord aussi avec le présent de la mémoire, le goût de la liberté et la saveur inoubliable du bonheur en allé.
Dans les années 60, on pouvait apparemment être un parfait bourgeois respectable, écrire des bouquins sur Balzac et avoir une notoriété de rock-star. A moins que ce ne soit possible que dans les films de François Truffaut. M. Lachenay, en tous cas, est cet intello idéal. Alors, quand il rencontre Nicole, modèle tout aussi parfait de poupée-hôtesse-de-l'air, c'est comme si deux fantasmes se rencontraient. Etincelles. Sauf qu'ils sont dans la vraie vie, avec ses contraintes et ses petites contrariétés, et que les fantasmes ne sont pas très utiles pour affronter la vraie vie. Sauf que Balzac, ça ne suffit pas longtemps à alimenter les discussions avec une hôtesse de l'air. Sauf que Monsieur est lâche comme un mari, mufle comme un amant, faible comme un homme. Sauf que Nicole sait tout de même faire la différence entre une vraie rock-star et un intello un peu chiant. Grandeur et misère de l'adultère ordinaire, celui qui finira forcément tué par les détails -à coups de carabine. Les détails, comme antidotes au fantasme.
1968. Antoine Doinel, l'ado turbulent des 400 coups est devenu un jeune homme romantique. Enthousiaste et maladroit, éternel étonné doutant de tout. De belles mains qui bougent beaucoup, et inventent des gestes qui n'appartiennent qu'à elles. Toujours amateur de littérature -surtout Balzac, Stendhal et Flaubert- et de jolies femmes -surtout celles chez qui on mange du fromage, et qui ont des parents sympas. Il essaie tous les métiers, tous les lits, toutes les humeurs. Instable mais pas révolté -sa mèche est ce qu'il a de plus rebelle. L'adolescence grave a fait place à une jeunesse étourdie et pétillante : le plus léger de la série des Antoine Doinel, le plus drôle et le plus euphorisant. Un personnage qui a bien vieilli, regardé avec indulgence, comme en arrière, avec la nostalgie de ce qu'il n'a pas encore vécu.
C'est une sorte d'ange exterminateur à coupe Mireille Matthieu. Non, il ne joue pas dans un film des frères Coen. En fait, c'est une femme, qui ne décolère pas depuis qu'on lui a trucidé son mari le jour de ses noces et qui ne songe qu'à se venger. Non, ce n'est pas non plus un personnage de Tarantino. Elle ne s'habille qu'en noir, ou en blanc, ou en noir et blanc, mais la vie autour est en couleur. Elle voudrait bien sortir d'un film d'Hitchcock, mais sans passer par la case glamour. Du coup, l'histoire un peu dure à avaler, d'autant que l'héroïne semble avoir acheté ses armes létales dans un magasin de farces et attrappes. En fait, c'est plutôt un ange avec des ailes de plomb, qui fait tout le temps la tronche. Comme quoi on peut être un grand cinéaste et rater complètement certains de ses films.
En 1798, dans l'Aveyron, une étrange découverte : un enfant nu et sauvage, 10 ans de survie en solitaire dans la forêt. Dommage, il a raté la Révolution Française. Face au sauvageon, mieux qu'un prof : Itard, un savant tout aussi solitaire mais qui, lui, a parfaitement assimilé les idéaux humanistes de 1789. Et espère ramener l'enfant parmi les humains, l'initier au langage. A ce luxe dont, avant d'y avoir touché, on ne sait pas qu'il est indispensable : la culture. Hommage aux pédagaogues, donc. Truffaut joue lui-même ce père patient et attentif qu'il n'eut jamais, tout en détachement consciencieux, en retenue et en pudeur. C'est le contraire d'un film historique. Pourtant, l'éducation de Victor a le charme rétro d'une belle leçon au tableau noir.
Y a-t-il une vie après le mariage ? Telle est la question pour Antoine Doinel -celui des 400 coups et Christine -celle des Baisers volés. Christine donne des leçons de violon. Antoine, lui, teint des fleurs pour le marchand du coin, dans sa cour avec vue sur fenêtres. Mais, après avoir échoué dans sa tentative d'atteindre le "rouge absolu", il doit se reconvertir dans la manipulation d'Atalantes miniatures pour une compagnie américaine. Il devient papa, veut écrire un roman, s'intéresse aux femmes japonaises. Il pratique toujours la mauvaise foi et la dérobade avec grand art. Il a vieilli mais pas beaucoup grandi, comme le M. Hulot qu'il croise dans le métro. Comme une chronique du temps qui ne passe pas tant que ça.
Truffaut disait lui-même que ce film raconte Proust tombant amoureux des soeurs Brontë. Ca donne une bonne idée de l'époque, de l'ambiance et de l'importance de la littérature dans cette histoire. Autant dire que les longues robes, les voilettes, les missives enflammées, les sifflets de trains et les balades à bicyclette y joueront un grand rôle, comme dans Jules et Jim (c'est adapté du même auteur), en plus calme mais avec la même voix off racontant la même exquise délicatesse anachronique des sentiments. La femme est artiste de sa vie, l'homme court après l'art. Mais ce sont toujours les mêmes choses qui font peur et envie, qui procurent joie et douleurs. Proust tombant amoureux des soeurs Brontë -mais filmés par Truffaut.
Encore un film qui raconte une grande histoire d'amour... Sauf que là, il s'agit de celle d'un homme (François Truffaut) fou amoureux du cinéma depuis l'enfance, qui a réalisé son rêve : devenir réalisateur. Portrait de l'artiste en lui-même (ou presque), portrait de groupe aussi, puisque cette création-là est forcément collective (avec intrigues amoureuses et caprices de stars inclus), manuel de bricolage et d'improvisation, surtout. Ce film pourrait être le making of d'un autre qu'on ne verra pas (pas sûr qu'on en ait envie d'ailleurs), mais il est bien mieux, évidemment, puisque le cinéma est toujours plus beau que la vie. Puisqu'il rend les femmes magiques...
Elle est amoureuse, fauchée, en fuite de chez papa-maman. Elle écrit, elle écrit, elle écrit. La demoiselle a de qui tenir. Papa est le plus grand écrivain de l'univers et elle a, semble-t-il, pris un peu trop au sérieux ses leçons de romantisme. Aimer une fois pour toute, s'abandonner à en mourir : il l'a rêvé, elle l'a fait. Son plus beau roman à lui est aussi sa fifille la plus cinglée. Les plus désespérés sont les chants les plus beaux (non, ça c'est pas de lui). Mais tout ça ne fait pas nécessairement le scénario le plus palpitant de l'univers : trop monotone pour étonner, trop cheap pour emballer. Isabelle se démène bien mais pour elle, la folie est un minimum syndical. Pour elle, sans doute que Truffaut était aussi prêt à tout mais ça ne suffit pas à faire le plus beau film de l'univers.
Avec son air sérieux et sombre, on lui donnerait le mariage sans cérémonie. Erreur : c'est un homme à femmes. Toutes, il les aime toutes, les grandes tiges et les petites pommes, les plantes exotiques et les fleurs vénéneuses. Avec une sérieuse préférence, tout de même, pour le modèle tradi, jupes courtes et talons hauts. Et une sérieuse fixette sur ce qu'il y a entre les deux : les jambes. Ingénieur en aérodynamisme, c'est un expert pour le jeu, la glisse, l'esquive. C'est aussi un hommes à livres, comme Antoine Doinel et quelques autres de la même famille, un collectionneur d'histoires, un épingleur de personnages, prêt à tout pour mettre du roman dans sa vie. Si vous êtes comme lui, ne me téléphonez pas !
"C'est une joie et une souffrance" qu'il disait dans "Le dernier métro". Des fois, c'est même pire... L'amour qui crame tout sur son passage, qui rend fou de joie et malade de jalousie, raide dingue et raide mort, en même temps, fatalement : c'est ce qu'a voulu filmer Truffaut, ici et ailleurs (mais encore plus ici). L'histoire : ils se sont connus, terriblement aimés et fuis il y a huit ans. Ils se sont mariés chacun de leur côté, ont retrouvé ce qui ressemblait à de la paix. Ils redeviennent voisins par hasard. Quand ils se croisent dans le parking souterrain d'un supermarché (ce qui sera aussi l'enfer selon Demy), ça repart direct, c'est too much. Les corps ont gagné, ils sont trop faibles. En Dieux de l'Olympe fréquentant les hôtels douteux, Gégé et Fanny sont plus que crédibles. Leur cadre de vie terriblement banal (la campagne de province) ne colle décidément pas avec l'exceptionnelle intensité de leurs sentiments. Leurs dialogues récapitulent toutes les étapes et tous les détails d'une passion : exceptionnelle à vivre, terriblement banale à dire. Tout sauf de la paix, mais qui a envie de paix (à part les grands cramés)...
Des meurtres à la pelle, un suspect tout trouvé, sa brune secrétaire qui mène l'enquête. La ville, la nuit, la pluie, le mystère pour rire. Truffaut s'amuse. C'est comme s'il récapitulait tous ses films : les détectives privés de Baisers volés, l'ascenseur de la Peau douce, l'imperméable de La Femme d'à côté, le théâtre du Dernier métro... et un Homme qui aimait (trop) les femmes. C'est comme s'il faisait des clins d'oeil : à maître Hitchcock, à maître Hawks, à L'Ange bleu et aux Sentiers de la gloire. Et c'est comme si, aussi, il rendait hommage à la langue française, en casant dans les dialogues le plus grand nombre possible d'expressions idiomatiques. Et il s'en va (c'est son dernier film) dans un sourire.