A l'Ange bleu, cabaret mal famé, il y a une fille sur un tonneau qui chante qu'elle est "faite pour l'amour de la tête aux pieds". Il suffit de la voir pour y croire. Débarqué là-dedans pour y traquer ses élèves les plus dissipés, un vieux et sévère professeur de collège se met soudain à y croire -à l'amour. Avec la fille sur le tonneau. Mais l'ange l'entraine en enfer, la poule le transforme en coq de (très) basse cour. Et le mauvais théatre où il s'était égaré sera aussi le témoin cruel de sa lamentable déchéance. Première victime identifiée de Marlène Dietrich (ce sera pas la dernière), le vieux prof est pitoyable est touchant. On se régale de son piteux spectacle, parce qu'il y a des moments où il vaut mieux être dans la salle que sur la scène.
Le Maroc, dernier refuge avant le désespoir (cf. plus tard Casablanca). Evidemment, c'est plein d'occidentaux désoeuvrés. On peut faire confiance à Sternberg : c'est un des cinéastes qui parvient à mettre le plus de monde, d'accessoires et de barres d'ombres dans ses plans. Et pourtant, ils sont seuls. Elle, danseuse de cabaret bi, chargée d'agrémenter le séjour des légionnaires de passage. Lui, légionnaire de passage sentant bon le sable chaud. Elle trimballe des poupées exotiques dans sa valise. Lui les préfère dans son lit. Ils sont là pour oublier leur passé, et on voit bien qu'ils ne pensent qu'à ça. Ils se draguent par habitude, se séduisent par surprise, se séparent par force. Ils se retrouveront au-delà du cynisme, là où ceux qui ont déjà tout perdu découvrent qu'ils ont encore tout à donner. La beauté des extrêmes.
En bonne Vénus qui se respecte, elle est née des eaux, Hélène. Se baignant nue dans un lac de la Forêt Noire, elle a rencontré un américain (un certain Faraday) et l'a suivi dans sa cage dorée new-yorkaise. Leur histoire est devenue le conte préfére qu'ils rejouent à leur fiston, le soir au coin du lit. Mais Marlène, on la connaît : c'est quand elle est en tablier dans sa cuisine qu'elle a l'air déguisée. Bientôt, le gentil mari scientifique est victime de ses radiations, il doit aller se faire soigner en Allemagne. Pour sauver les meubles, Hélène remonte sur les planches. Succès immédiat, conquête immédiate du dandy local, compromis et états d'âme. Allemande et Américaine, Hélène incarne les contradictions de son époque : elle est à la fois la belle et la bête, l'étoile et le ver de terre, la maman et la putain. Une statue de chair, avec un chapeau. Toutes les femmes à la fois, mais en mieux.
Petite princesse prussienne, Sophie est choisie, comme sur catalogue, pour devenir la future grande impératrice de la Russie éternelle. Ayant traversé en traineau le grand pays blanc, elle se retrouve enfermée dans un palais dont elle ne sortira plus guère, et où elle ne tarde pas à égarer son nom, son innocence et ses illusions. Là, elle apprend la démesure slave en cours accélérés. Mariée à un empereur débile, elle apprend aussi à ne compter que sur ses propres armes, et sur l'armée avec qui elle entretient des relations étroites. Dans un décor extravagant confié à un sculpteur fou, Marlène déballe sa garde-robe, non moins extravagante. Comme les meilleurs von Sternberg, c'est une ode à la beauté vénéneuse des femmes qui en ont bien bavé. Trop de tout, mais du genre dont on n'a jamais assez.
A l'entrée : un cerbère enturbanné à poils longs et une enseigne lumineuse ("never closes"). A l'intérieur : une foule cosmopolite agglutinée sur des paliers en cercles concentriques jusqu'à une table de casino. Bienvenue en enfer... La patronne s'apelle Mother Gin Sling's (ça aurait très bien pu être Mother Whisky Soda) et, à en juger par sa coiffure, l'intérieur de son crâne a besoin de ventilation. On mettra du temps à comprendre pourquoi elle en veut tant à sa nouvelle cliente, la distinguée Poppy, et pourquoi elle la pousse dans les coussins d'un nonchalant à tarbouche qui se fait appeler Dr. Omar. Elle mettra encore plus de temps à comprendre que ce n'était peut-être pas une si bonne idée que cela... L'histoire est tordue à souhait, les personnages retors, le décor somptueux (et vice-versa). Qu'importe la vraisemblance : même en smoking et en très bonne compagnie, on ne s'évade pas si facilement du petit enfer portatif coincé dans sa mémoire.