Il était une fois un réalisateur qui aurait vu et aimé Duel au soleil, Johnny Guitar, Rio Bravo et L'Homme qui tua Liberty Valance (entre autres). Il croirait donc au pouvoir hypnotique du cinéma. Il était une fois, donc, trois hommes de l'Ouest : un joueur d'harmonica taciturne, un bandit romantique et une brute sanguinaire. Il était une fois une femme qui serait à la fois une maman et une putain. Ils auraient tous des comptes à règler avec le passé, et des paris à faire sur l'avenir. Ils laisseraient pas mal de cadavres derrière eux. Pour eux, le temps se serait comme arrêté, suspendu, dilaté. Et le temps, au cinéma, c'est ce qui permet de parcourir les déserts mythiques de Monument Valley, de scruter les paysages tourmentés d'un visage, de laisser se deployer la géniale musique de Morricone. Le temps d'un merveilleux conte de fées pour grandes personnes.
Noodles fume de l'opium. Non pas pour oublier, mais pour se souvenir d'oublier éternellement. Oublier éternellement sa jeunesse de James Cagney, apprenti parrain sur les trottoirs de New-York. Oublier Deborah, celle qu'il a toujours aimé, celle qui n'a jamais voulu de lui. Oublier Max, celui qu'il a toujours aimé, celui qu'il a trahi. En fait, ce qu'il ne lui pardonnera jamais, à Max, c'est qu'il est encore plus fort que lui : Max, il a réussir à trahir une trahison. En quelques décennies, il en est passé du sang sous le pont de Brooklyn. Oublier éternellement que la clé du coffre est restée cachée dans le balancier de la pendule, comme toujours, même si le magot s'est envolé. La version western du mythe de l'ouest était une histoire de vengeance. La version noire, c'est une histoire de vengeance contre soi-même. Noodles en rit encore.
Dans son dernier rôle -très posthume- Jacques Tati est transformé en cartoon mais il joue pourtant sous son vrai nom (Tatischeff) et exerce quasiment son vrai métier (artiste de music-hall itinérant). Le film est tiré d'un de ses scénarios, comme le rêve de quelqu'un dessiné par quelqu'un d'autre. C'est l'histoire d'un artiste, donc, trop grand pour son pantalon et égaré par les circonstances dans les brumes écossaises. Comme un lapin vit dans son chapeau, une Alice en devenir le choisit pour père adoptif et le suit à Glasgow à la recherche de son avenir, alors que lui n'en a plus beaucoup en réserve. Ils croisent pas mal de trognes burinées par la brise et par la vie, ivres d'art, de solitude ou de whisky. Il se passe entre eux comme la transmission de quelque chose qu'ils ont perdu ou jamais eu, la grâce silencieuse et délicate d'une aquarelle. Pour la beauté des gestes, des gens et des atmosphères qui changent, pour la beauté tout court.
New-York, 2095 : des élections se préparent, des hommes meurent, des avatars 3D se mèlent aux vivants sans que personne n'y trouve à redire. Le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle. Orus, Dieu égyptien en instance de mortalité, se réfugie dans un corps humain en hibernation, expulsé par erreur de son congélateur géostationnaire, et répondant au nom de Nikopol. Orus est un rapace ; il a plus à voir avec le "ça" qu'avec le "surmoi", ce Dieu-là. Nikopol, lui, fait de temps en temps des crises de Baudelairite aigües. Et puis, il y a Jill, superbe jeune femme de 3 mois 1/2. A eux trois, ils rejouent Jules et Jim chez Metropolis -à moins que cela ne soit Stalker au Brazil, ou L'Odyssée de l'espace des Ailes du désir. Et l'Homme, dans tout ça ? Une jambe de plomb, l'aile bleue d'un ange tatouée sur le bras.
Un espèce de professeur Tournesol, en quête de la clavicule intercostale (?) de son dinosaure préféré, croise la route d'une Miss Catastrophe flanquée d'un léopard de compagnie -le Bébé du titre. Pas mal, pour un début -et ce n'est vraiment qu'un début... Il faut donner le temps aux spécimens de toutes espèces de passer de la cage à la nature (et réciproquement). Les acteurs sont géniaux. Aux commandes, un de mes chouchous. Comme la plupart du temps chez lui, les femmes ont quelques longueurs d'avance sur leur partenaire masculin. Et comme toujours, la vérité a besoin d'un peu de désordre pour pointer le bout de son nez. Ce film est devenu l'étalon or de la comédie à la sauce américaine, ce monde où la fantaisie et l'invraisemblance sont un mode de vie.
L'empereur est inconsolable. Il pleure son épouse, son grand amour, son seul amour. Depuis qu'il l'a perdue, il n'aime plus que l'art. Mais sa cour s'occupe de lui : on lui présente plus ou moins discrètement toutes les jolies jeunes filles du royaume. Un jour, il rencontre ainsi tout à fait fortuitement la jolie Yang. Ce sera sa nouvelle épouse, son grand amour, son seul amour. Avec elle, il connaît le grand frisson de sa vie quand, un soir de nouvel an, il se déguise en homme normal pour aller faire la fête dans la rue au milieu des hommes normaux en mangeant des brochettes. Le reste du temps, il n'aime que l'art, et ça tombe bien : elle aussi. Ils vivent comme dans une série de tableaux vivants, au milieu de jolies couleurs. Quel dommage que la famille de la dame ne soit qu'une bande d'arrivistes corrompus. Faudra payer pour ça, quitter le beau décor. Pas facile tous les jours d'être un grand empereur, ou un grand artiste.
Petite princesse prussienne, Sophie est choisie, comme sur catalogue, pour devenir la future grande impératrice de la Russie éternelle. Ayant traversé en traineau le grand pays blanc, elle se retrouve enfermée dans un palais dont elle ne sortira plus guère, et où elle ne tarde pas à égarer son nom, son innocence et ses illusions. Là, elle apprend la démesure slave en cours accélérés. Mariée à un empereur débile, elle apprend aussi à ne compter que sur ses propres armes, et sur l'armée avec qui elle entretient des relations étroites. Dans un décor extravagant confié à un sculpteur fou, Marlène déballe sa garde-robe, non moins extravagante. Comme les meilleurs von Sternberg, c'est une ode à la beauté vénéneuse des femmes qui en ont bien bavé. Trop de tout, mais du genre dont on n'a jamais assez.
Ce serait comme un souvenir lointain, embelli par la mémoire. Elle aurait une robe couleur du temps : toujours la même et toujours différente. Il aurait la cravate élégante et les cheveux bien gominés. Ils habiteraient Honk Kong, sur le même palier. Ils seraient mariés, mais pas ensemble. Ils se croiseraient éternellement dans tous les couloirs du monde, en allant chercher leurs nouilles aux marchands du coin. Ce serait comme une danse éternellement recommencée. Ils finiraient pas se parler, de nouilles et de romans de chevalerie, en fumant dans le noir. Ils finiraient pas inventer leur histoire qui n'existerait pas. Tout autour d'eux ne serait que trahison, compromission. Mais eux, non. Droits sous la pluie, imperméables aux ragots, éternellement -ou presque. Et le secret de leur histoire à jamais préservé. Sublime, éternellement sublime.
Dès le début et jusqu'à la fin des temps : une absence -injuste et horrible, comme toutes les absences. Au centre, au fond : l'absente qui fut, on le devine, délicate et douce. Ceux qui restent : Milo, Andrea et leur diplomate de père, une famille de gens beaux, riches et très malheureux -et même Florence (la ville) n'y peut rien, c'est dire. C'est surtout Andrea, 10 ans, que nous suivons. C'est celui dont la bulle, à égale distance de celle des autres, est la plus fragile. Derrière ses forfanteries d'enfant à la dérive, on le devine délicat et doux. Il est plein de bonne volonté, mais toujours à côté de la plaque continentale de son père. C'est un mélo sur des orphelins qui souffrent : un enfant de 5 ans, un enfant de 10 ans, un enfant de 40 ans. Des hommes sans femme, inguérissables de leur nostalgie du bonheur perdu.
Guy, un champion de tennis bien propre sur lui, croise dans un train un admirateur anonyme et empressé, prêt à accomplir ses désirs les plus inavouables. Il en oublie son briquet. Il va le regretter. Le film démarre donc sur une espèce de pacte faustien. La suite sera, pour Guy, l'occasion de franchir, les unes après les autres, toutes les marches de l'enfer. Par lâcheté, mensonge, compromission. Secrête attirance, peut-être ? En Méphisto de fête foraine décidément de plus en plus envahissant, Robert Walker tient le rôle de sa vie. Le genre de films qui laisse des traces (un plan de meurtre réfléchi par des lunettes, un briquet tombé au fond d'une bouche d'égout, un manège infernal) même quand on a tout oublié.
Marguerite, c'était la gourou de mon adolescence ; Le ravissement de Lol V. Stein un de mes livres cultes. Autant dire que je suis capable de tenir des heures devant un vide aussi plein qu'India Song... Nocturne indien, réception chez l'ambassadeur. Champagne, musique. Une femme passe de bras en bras. Un homme pur et maudit crie qu'il l'aime. Mélancolie ouatée, élégance du désespoir. Des fois, il y a des personnages ensemble dans le même plan, mais ils n'habitent jamais le même espace. Sauf quand ils dansent. Sinon, des paysages flottants, des bouts de conversation. Comme L'année dernière à Marienbad, ce film, c'est comme un objet qui serait quelque part entre l'écran et le spectateur. Ailleurs, avant. Les images en sont une projection partielle, les sons en sont une autre. La meilleure, c'est celle qui reste dans la tête,
C'est un peu comme dans le Parrain II : pour comprendre la suite, revenons d'abord aux sources. Indiana, donc, a été jeune, et il a eu un père (sans doute aussi une mère, mais les personnages féminins n'ont jamais été le point fort de la série). Il a tout appris de lui, et puis il a développé son style perso, plus décontracté. Ils sont fachés, ils sont restés rivaux en tout. Or, là, le Père, qui était parti tout seul à la quête du Graal, a été intercepté par des méchants. Au programme du jeu de piste pour le retrouver : visite guidée des égouts de Venise, détour par un châteaux hanté par les Nazis, crochet par Berlin pour récupérer un autographe du Fuhrer, avant de retrouver le bon vieux désert biblique de l'épisode 1. Là, pour avoir le droit de rencontrer un père Fouras de 750 ans environ, il faudra encore résoudre quelques énigmes. On se doute assez tôt que, de toute façon, le père, le fils (et le saint esprit cinématographique) auront droit à l'immortalité des légendes.
A l'Obi Wan bar, tripot de Shangai, Indiana se souvient d'être un héros. Il perd quelques plumes, comme d'hab, mais gagne le droit de trimballer une cruche blonde et un gamin pour le reste du film. Lequel film prend ensuite la route des Indes -des Indes mythiques sous influence Fritz Lang, comme si le Tombeau indou était tombé dans les bas-fonds de Metropolis. L'aventure prend cette fois la forme d'un trip immobile, un Voyage fantastique au fond de gouffres amers, rouges comme des entrailles, chauds comme les enfers. Atmosphère lourde et sombre, ambiance claustro (faudra attendre l'épisode suivant pour affiner le bronzage) : pas facile tous les jours d'accoucher du héros qui est en soi.
En 35, c'est bien connu, les Nazis n'avaient pas grand chose d'autre à faire que fouiller le désert egyptien à la recherche de l'Arche d'Alliance mythique des Juifs, ce truc qui renferme le seul manuscrit connu de Dieu lui-même (celui que Charlton Heston a descendu du Sinaï). Les Américains, qui sentent le coup de l'arme suprème, envoient leur meilleur atout. Jones, il s'appelle Jones. Prénom : Indiana ; profession : archéologue de la mémoire occidentale, explorateur de mythes, savant et aventurier tout terrain. Une sorte de Tintin sexy, plus cuir et moins bien rasé, héritier en ligne directe d'Ulysse et de l'Homme de Rio. Toujours prêt pour un voyage au fond de lui-même, toujours là pour la bagarre contre ses fantômes. Le XXème siècle finissant s'est enfin inventé le héros qu'il aurait dû avoir.
Philadelphia, le berceau de la démocratie en Amérique. Un palais luxueux, écuries et argenterie comprises. Une déesse (aux pieds d'argile), trois prétendants au trône : l'ex, le fiancé et le journaleux. Autour de la piscine, ces enfants de l'Olympe débattent de l'aristocratie des âmes. En gros, ça consisterait non pas à être sans défauts, mais à avoir des défauts dignes de soi. Ainsi le fiancé, parvenu, a l'art de se rendre odieux, tout en étant toujours irréprochable. L'ex, lui, bien que violent, absent ou en pyjamas, est irrésistible. Et le journaleux douteux n'est jamais aussi charmant que quand il est bourré. C'est ça la classe, ça ne s'achète pas. Ne pas exclure une éventuelle lecture politique, mais ça n'empêche pas de rigoler. Et le tout grâce à quoi ? Au champagne, bien sûr !
Deux adorables orphelins et leur gouvernante très comme il faut vivent dans un somptueux manoir gothique. Pourtant, une ombre plane sur ce vert paradis. Apparemment, il s'en est passé de belles, dans le coin, il y a peu. Evidemment, il est hors de question d'en parler ouvertement. Mais, depuis, il semble bien que quelques fantômes occupent aussi le terrain. Habitent-ils dans le grenier, dans la tête des enfants ou dans celle de la vieille fille ? that is the question... Et à quelles maléfiques influences peuvent-ils donc prétendre puisque les enfants sont des anges et puisque leur irréprochable gouvernante n'agit que pour leur bien ? Sauf que, parfois, les pires innocences et les plus pures perversions ont le même visage.
Jakob entre un jour dans une très étrange école pour étudiants tardifs. Ils sont là pour apprendre à devenir des serviteur, des serfs -ou des cerfs, peut-être. C'est sans doute la seule institution dont l'objectif pédagogique n'est pas d'élever ses élèves mais de les abaisser, ou au moins de les maintenir en état de servitude volontaire. D'en faire des idiots, ou des saints, ou les deux, ce qu'ils sont sans doute déjà. Dans une ambiance de cruauté ouatée, la seule prof du lieu -lady Benjamenta, la soeur du patron- ne leur apprend d'ailleurs pas grand chose : à s'oublier, à mimer toujours les mêmes gestes. Mais Jakob et la lady, des fois, ils en inventent de nouveaux qui n'étaient pas au programme. C'est que l'institut et les êtres qui y vivent recèlent en fait des passages secrets. Derrière certains cercles, s'ouvrent de troubles corridors qui ne mènent nulle part, comme leurs esprits embrumés. Ce film, comme peint avec de la lumière, ressemble à une oeuvre d'avant-garde à l'ancienne - ou à un film muet du XXIIème siècle.
A Nazareth, même les enfants ne croient plus au Père Noël. En tout cas, il n'y est pas le bienvenu. Le territoire, en état de coexitence hostile, est occupé par la rage muette. C'est qu'ils sont toujours cadrés, encadrés, surcadrés, ces Palestiniens. Ils ne connaissent que l'éternel retour du désespoir, et de la police. C'est pourtant là que débarque un Buster Keaton mangeur d'abricots. Son père est malade. Il a une fiancée au regard qui tue, une oeuvre à faire. Il donne ses RDV amoureux au check point. Souvent, il a le check point blues. Cette terre, qui ne semble plus porteuse de Bonnes Nouvelles depuis longtemps, donne encore de beaux arts. L'art du gag lent à la Blake Edwads, seul capable de transmuter un chant de douleur en un acte de résistance poétique.
Le cinéma mode d'emploi : des rêves et des studios, des grues et des conféttis, de la mémoire et des projecteurs. Il faut aussi, c'est mieux, quelques éléphants, une baleine (prénommée Anika), et un acteur-magicien (prénommé Marcello). Et, au milieu du chaos comme un poisson dans l'eau de son bocal préféré : un grand type en chapeau à la voix douce, qui ne feint pas d'en être l'organisateur (il l'est !). Il suffit qu'il ait tout prévu pour que l'imprévisible dont il avait besoin surgisse. Il suffit qu'il rêve de l'Amérique (celle de Kafka et de DeMille) pour les indiens de ses westerns viennent à lui tout seuls. Il suffit qu'il soit là pour me rendre heureuse. C'est un film qui serait à la fois son propre making-of, sa propre pub (interviews, bande-annonce et bêtisier compris), et sa propre négation (par la télévision), sans jamais cesser d'être lui-même, c'est-à-dire introuvable.
Pour se faire pardonner de l'idéologie suspecte de Naissance d'une nation, Griffith nous mitonne une fresque historico-morale qui ne manque pas de souffle et d'audace : l'histoire de l'humanité y est sondée (pas du tout aléatoirement) en 4 points clé, et découpée façon carpaccio de tableaux vivants. Sur les 4 histoires, il y en a 3 dont on connaît d'avance plus ou moins la fin : la vie d'un barbu à Jérusalem, dans les années 30 après lui-même ; un certain jour de la St Barthélémy en France ; la bataille de Cyrus contre Babylone aux tout débuts de la Mésopotamie (bon, là c'est un peu plus dur mais on est aidé). Et puis, il y a une histoire contemporaine plus modeste et plus indécise, un mélo qui résume et synthétise les 3 autres dans le quotidien d'une vie ordinaire. Le point de vue passe par le montage et les cartons : l'humanité n'en est qu'à son berceau, on massacre toujours les innocents au nom des meilleurs sentiments... J'oubliais : ça date d'il y a presque un siècle, donc rien à voir, bien sûr, avec ce qui se passe aujourd'hui.
Rémi (celui qui était le plus vivant dans le Déclin de l'empire américain) est très malade. Il n'y aurait pas grand monde à son chevet si son fils ne s'y collait, finalement. Alors, revoilà la troupe réunie de nouveau : les hommes ont perdu des cheveux, tous ont gagné des rides et des souvenirs. Ils parlent toujours autant de sexe, mais pratiquent un peu moins. Côté langue par contre, ils n'ont rien perdu de leur verve. Ils ont vu passer l'esprit du temps, à défaut d'avoir pu influer sur son souffle. Comme Rémi, ils ont un peu raté leur vie, alors pour la mort ils s'appliquent. Quant à Denis Arcand, toujours aussi à l'aise dans les portraits d'époque, il ose parier sur un humanisme plus nourri de dollars que de culture.
Au départ, c'est un de mes livres préférés : l'histoire d'un fugitif qui se réfugie sur une île déserte (mais hantée et maudite) et devient la victime (bientôt consentante) d'une espèce d'hallucination scientifiquement générée. Ce livre, c'est le mot de passe absolu de tous ceux qui préfèrent un autre monde -qu'il s'appelle vin, poésie ou vertu, littérature, cinéma ou rêves- à la réalité. Et il marque l'invention d'un nouveau type de paradoxe, quelque chose comme la superposition des espaces. Le (télé)film est très (peut-être trop) fidèle, avec sa voix off littéraire, ses fantômes futiles et rationels et son ambiance années folles décadante à souhait. On dirait du Resnais (un peu cheap quand même) : un plagiat par procuration (de l'Année dernière à Marienbad) ou par anticipation (de Je t'aime je t'aime ou de certaines idées de Mon oncle d'Amérique), autrement dit de certaines des meilleures hallucinations cinématographiquement générées.
Après Alexandre Nevski, un nouveau portrait pseudo-historique de Grand Russe Eternel. Ivan, c'est le centralisme de la dictature (du prolétariat démocratique) à lui tout seul ; la Raison d'Etat incarnée dans un géant. Dans cette 1ère partie, il étend progressivement son ombre sur toute la terre russe, et se fait progressivement pousser la barbichette. Ivan se fait couronner, Ivan se marie, Ivan gagne une bataille... L'impératrice rouge n'a qu'à bien se tenir : chaque scène est une cérémonie, un lent ballet de poses et de regards, un défilé de figures dans un tableau de maître. Chaque plan est une icône à la grandeur du cinéma.
Ivan is back et il n'est pas content. Maintenant que sa barbichette est à point -et en pointe-, on va enfin comprendre pourquoi il a mérité son "Terrible" surnom. Désormais il est seul, sombre, torturé. Il ne fait confiance à personne. Sa grande ombre s'étend surtout sur lui-même. Ce sont encore ces gros lards de Boyards -et leurs alliés cléricaux- qui lui en veulent. Et sa tante est son pire ennemie. Alors, il préfère s'entourer de jeunes gens dévoués, avec qui il organise des fêtes décadentes. Y aurait-il quelque chose de pourri dans le royaume de Russie ? Il paraît qu'Eisenstein a eu une crise cardiaque quand il a su que le petit père des peuples (du prolétariat démocratique) visionnait son film. Et le pays a dû attendre 13 ans avant de pouvoir se regarder dans ce miroir déformé. Heureusement, les images du poète ont survécu à leur inspirateur.