Dans la première partie, elle s'appelle Cléo Victoire. C'est une chanteuse à la mode et à robe à pois, une poupée un brin capricieuse et superficielle vers laquelle les regards d'hommes se tournent avec un brin d'insistance. Le problème, c'est qu'elle pourrait bien être très malade. Mademoiselle Victoire sent le boulet de la mort lui défaire le brushing. Alors, dans la deuxième partie, elle fait sa mue. Elle s'appelle Florence, elle s'habille en noir comme déjà en deuil d'elle-même, et elle se met à regarder les autres, avec un brin d'insistance bienveillante. Les artistes, les garçons de café et les soldats en permission, même ceux qui ne savent pas qu'elle chante dans les juke-box. En 1h30 de vie et de film, elle réussit à parcourir quelques kilomètres de pavés parisiens : quelques petits pas pour une femme, un grand bond dans son humanité.
Il s'appelle François Chevalier. Il est charpentier, elle est couturière. Ils se sont mariés, ils sont heureux et ont deux beaux enfants. Ils vivent au paradis des pique-nique et de la banlieue parisienne paisible. Un jour pourtant, M. (preux) Chevalier rencontre dans la rue du chateau (de Vincennes) une postière tentante -et se laisse tenter. Un anti-vaudeville commence, tout en provocations calmes, en couleurs vives et en douceur. L'utopie d'un monde sans drame et sans crise, où l'amour s'ajoute à l'amour et le bonheur au bonheur. Le rêve-malaise d'une humanité harmonieuse et sans culpabilité, qui serait enfin douée pour ce qu'elle prétend aimer.
Assignée à résidence par son accouchement (ça, c'est ce qui n'est pas raconté dans le film, mais c'est dans les boni), Agnès décide de consacrer un petit docu à ses voisins, les types et typesses de tous types de la rue Daguerre où elle habite. Il y a là des boulangers, des bouchers, des coiffeurs et divers épiciers, dans leurs propres rôles. Elle se planque dans leur boutique, les regarde accueillir leurs clients, refaire chaque jour les mêmes gestes du travail et leur pose finalement des questions bizarres sur leur province natale ou sur leurs rêves. Elle les invite aussi au café du coin à la représentation d'un magicien-médium un peu étrange, qui fait les mêmes gestes qu'eux sauf que lui en fait un spectacle. Comme elle, en fait, avec d'autres moyens mais pas moins de magie.
Un sale matin, Mona est retrouvée morte de froid dans un fossé. Mona faisait la route, celle du sud, autour de Nîmes. Elle a croisé le petit monde des sédentaires du cru. Elle a partagé un peu de leur vie, leur a tendu le miroir de ce qu'ils ne sont pas, ou plus, ou n'oseront jamais être : libre... Elle les emmerde, elle n'est pas sympa, Mona. Plutôt hargneuse, rageuse : c'est que sa vie en dépend. Elle ne la préserve que tant qu'elle bouge, tant qu'elle suit la direction pointée par cette main tricottée sur son pull (la même main que dans Jacquot de Nantes, sans doute). Mona, c'est comme une nomade sans chameaux dans le désert du monde. Un faux docu qui est un vrai grand film, sur une autre façon d'être en vie, sur une autre façon de faire du cinéma.
Ce petit garçon, mes parents auraient pu le rencontrer chez le sabotier de la Chapelle-Basse-Mer (où ils sont nés). Et, à quelques années près, ça aurait pu être la caméra pour amateurs de mon frère (mon premier prof de cinéphilie) qu'il aurait acheté dans la boutique du passage Pommeraye. C'est un pote de mon autre frère qui lui joue du saxo. Autant dire que j'ai toutes les raisons d'adorer ce film et que je l'adore. C'est le rêve d'une enfance que j'aurais pu avoir, c'est l'enfance d'un rêve de cinéma qui m'a donné du bonheur. Il avait de la chance, Jacquot : il a passé ses premières années à regarder les films qu'il allait faire plus tard. Pas la peine d'être malheureux pour avoir des choses à raconter, il faut juste avoir le regard qui passe à travers le rideau des guignols, les colonnades du théâtre et l'écran à fantasmes. La vraie vie, c'est juste du cinéma en un peu moins bien.
Quelle est donc la recette de la potion magique du bonheur (celle concoctée le temps d'un été à Rochefort, dans les années 60) ? De la musique, des couleurs, des stars. Du Cinéma. Et, au centre : l'oeil d'un magicien, impassible mais résolu, qui a décidé un jour de réinventer le monde à son image. Un monde tel qu'il existe déjà, mais repeint avec de la musique. Avec des vrais gens, mais habillés de lumière. Varda, elle aime les gens, aussi, même sans lumière et sans musique. Elle a filmé les coulisses du tournage, elle était là aussi au pot de retrouvailles, 25 ans et quelques morts plus tard. C'est sûr, elle s'y connaît en secret de fabrication du cake d'amour. Le making off du bonheur, c'est encore du bonheur en bonus.
Dans le monde merveilleux de Jacquot de Nantes, on croise des princesses et des putains, des camionneurs et des saltimbanques qui, des fois, sont les mêmes personnes. Agnès, elle, s'est choisie le double rôle de la marraine-marketing, de l'enchantée enchanteresse, et elle nous fait la visite guidée des coulisses de son grand homme. Elle ouvre le grand livre de ses images, où chaque chapitre serait une oeuvre, mais dans un savant désordre. Ca passe du coq à Peau d'âne, de ville en ville et de port en port. Surtout pas une thèse, plutôt un hommage malicieux et complice. Cette grande dame-là connaît visiblement l'art de recevoir et de donner plein d'amour, et le plus grand art encore de rendre son don contagieux.
De l'humble geste de ramasser par terre ce que l'économie ou la société y a laissé, Agnès Varda fait un petit docu à la première personne, modeste et lumineux. Elle va à la rencontre des pros de la récup', des rois du recyclage. Ceux pour qui c'est une question de survie, ceux pour qui c'est un jeu, un défi ou une morale. Des Sans toit ni loi, des artistes et des militants "100% poubelle" qui n'ont pas peur de se salir les mains. Elle montre aussi ceux qui ont montré avant elle ce geste éternel : les peintres, surtout. Et elle se peint elle-même en pièces détachées, à la DV : ses mains tâchetées par le temps (comme celles de son cher Jacquot), son beau visage de vieille dame. Là où on ne s'y attendait pas, l'esthétique et l'éthique se mélangent. Un bonus, des boni, du bonheur. Rien à jeter.
C'est un film fait après et d'après un autre, un film sur les conséquences de faire des films, sur l'étrange relation qui se noue entre un(e) cinéaste et ses spectateurs, via cet objet étrange qui appartient à sa manière à eux tous. A l'occasion du tournage des Glaneurs, Agnès avait rencontré des gens. Elle les retrouve et nous donne de leurs nouvelles. D'autres gens lui ont écrit, en général pour lui dire combien ils aimaient son film. Elle les rencontre aussi, et nous donne de leurs nouvelles. Ils s'échangent des mots et des images, leurs échanges créent d'autres mots et d'autres images, qui finissent pas faire un autre film. Ce n'est pas un making of, c'est un after of, fait comme en roue libre et à l'air libre. Humour intact, curiosité intacte, capacité à s'émerveiller intacte. La vie crée du cinéma qui crée de la vie, et réciproquement.
Agnès, mamie-pas-gâteau du cinéma français vient d'avoir 80 balais (dont quelques balayettes). Elle les raconte à sa manière, inventant par la même occasion de genre de l'auto-docu-fiction-bio-pic. Faut dire qu'elle a eu une vie exceptionnelle : des rencontres, des voyages, de la création top niveau. Tout cela est illustré à la fois très littéralement (on remonte le temps ? je marche à l'envers), très métaphoriquement (j'égrène le sable, j'envoie des trapèzes volants sur la plage) et de façon très éclatée (façon puzzles, façon miroirs, façon patchwork). Avec une malice de vieux matou, la voilà qui se déguise (en charbonnier ou en patate), se reconstitue (en petite fille ou en jeune artiste), se réinvente (en mère abandonnée et en femme libre). Elle tape l'incruste dans des tableaux célèbres (Picasso, Magritte), ou invite ses potes arty (Calder, Jim Morrison, Chris Marker et un certain Jacquot) dans les siens. Des vieilles dames indignes comme ça, on en voudrait bien pour grand-mère ou comme petite-fille !