Un beau jour, quelque part entre la Riviera et Paris (c'est-à-dire quelque part sur le chemin du Paradis), elle pénètre dans un compartiment de train (et sans doute dans les rêves) de deux charmants messieurs endormis. Elle les dessine et s'endort à son tour. Sans doute pour qu'ils puissent entrer dans ses rêves à elle. Tout est contagieux, dans ce film ; le sommeil, le bonheur, le succès. L'amour, bien sûr. Mais à trois, forcément, dans trois pays différents, ça complique un peu la vie. Et tout le reste... Ils ne pensent qu'à ça mais n'en parlent jamais -enfin si, en fait, tout le temps, mais en parlant d'autre chose. Pour se donner le change, ils se fixent des règles -gentlemen agreement- qu'ils s'empressent de ne pas respecter. Rien à faire : les objets, les choses, les lieux, leur parlent toujours de la même chose. De ce dont ils ne veulent pas parler, bien sûr. Ce remake par anticipation de Jules et Jim -la tragédie en moins- est du genre à donner envie de se compliquer la vie.
Paris, après la révolution russe, mais avant la 2ème Guerre -un petit enclos de paradis. Débarque un trio de moujiks mandatés par les soviets pour y négocier des bijoux légalement extorqués aux traitres blancs. Fiasco de la troupe, dépassée par la subtilité diplomatique locale. Pour rattraper ce qui peut l'être, les bolcheviques envoient leur meilleur atout : Ninotchka. Ninotchka, c'est la révolution prolétarienne incarnée, un ordinateur implacable dans un corps de femme -et quel corps ! A Paris, elle remet vite les affaires en ordre. Et fait la connaissance d'un dandy dont le blanc des yeux l'intéresse. Il lui enseigne les mensurations de la Tour Eiffel, et à lever le sourcil gauche -entre autres. Entre deux paradis, son coeur ne balance pas très longtemps... Les dialogues doivent pas mal au génial Billy , le charme beaucoup aux interprètes, la touche irrésistible entièrement à Lubitsch.
Au coin d'une rue de Budapest, années 30 : c'est chez Matuschek, on y vend de la maroquinerie (des ceintures, des sacs à main...). Alfred, brave garçon poli, est le chef des vendeurs ; Klara, gentille fille enthousiaste, est la nouvelle vendeuse. Pourtant, ils ne s'entendent sur rien. Il y a autant de différences entre eux qu'entre une boîte à cigares et une boîte à bonbons (entre un homme et une femme, quoi). Ils n'ont pas leur langue dans leur poche mais, dans leurs poches, ils gardent précieusement les lettres enflammées qu'ils s'envoient sous pseudo (boîte à lettres numéro 237). Subtiles variations sur les intermitences de la vie sociale et le petit commerce de la vie privée, ces théâtres où tout le monde est un agent double.
Comment peut-on être nazi, telle est la question ?! Et en 42, il y avait de quoi se la poser... Là où Lubitsch est gonflé, c'est qu'il traite en comédie un thème pareil. Là où il est carrément génial, c'est qu'il choisit pour héros une troupe de comédiens plus familiers des répliques de Shakespeare que des méthodes d'interrogatoire du contre espionnage. Mais tant qu'à se jeter dans la gueule de la Gestapo, autant se déguiser en loup ! Et pour démasquer des imposteurs, rien ne vaut une plus grande imposture encore (ça pourraît bien être, d'ailleurs, une excellente définition du théâtre). Tout cela nous vaut une perle quasi-unique (avec Le Dictateur, bien sûr) : un film de propagande hilarant.
Ils ne pensent qu'à ça -mais n'en montrent jamais rien. Ils ne parlent que de ça -sans jamais rien en dire. C'est un peu comme les politiciens de cette époque, qui ne parlaient jamais de guerre non plus avec Hitler. De quoi est-il question, alors ? De tuyauterie, de bonnes manières. De ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. Par exemple, qu'il n'est pas très correct pour une jeune fille de s'occuper de la plomberie. Et que si un homme ose s'intéresser aux domestiques, c'est qu'il a au moins l'excuse d'être un dissident tchèque. Et que rien d'intéressant n'arrive si on ne fait jamais rien de pas correct. On sent le maître qui sourit derrière chaque sous-entre-entendu, jubile derrière chaque geste subtilement incongru. Et cligne de ses yeux malins derrière les paupières de sa caméra.