J'ai enfin retrouvé les ancêtres de mes Demoiselles préférées : elles habitaient St. Louis (Missouri), chantaient déjà pas mal et lorgnaient déjà sur les boys next door en attendant avec impatience leur expo universelle de 1904. C'était le bon temps. L'époque d'Autant en emporte le vent était déjà loin, et pourtant les filles se serraient encore le corset, et avaient encore l'air de faire leurs robes avec des rideaux. Les hommes, eux, ne quittaient jamais leur cravatte pour manger, ni leur smoking pour danser. Tout ça pour quoi ? Presque rien. Une morale nostalgique convenue (le "there is no place like home" du Magicien d'Oz), un hymne à la famille tout ce qu'il y a de plus tradi. Et pourtant, la douce euphorie du "musical" n'y a jamais été aussi douce, ni aussi euphorisante.
Vue d'Amérique, Paris est un rêve, un mirage, un pays merveilleux, un Brigadoon sur Seine. En fait, Paris n'existe pas, ce sont les peintres qui l'ont inventée rien que pour la peindre (même les décorateurs du film se sont fait avoir : on aperçoit la Tour Eiffel, dans le fond, qui repose sur un socle...). Prenez un peintre américain misérable, par exemple, qui vit sous les toits et tente laborieusement de vendre ses tableaux aux pieds de Montmartre, hé bien, il chante et il danse comme un Dieu (c'est-à-dire comme Gene Kelly), il fait des rencontres fabuleuses à chaque coin de rue, il n'a pas un sou et il est heureux (c'est vraiment n'importe quoi). Un film carte-postale, donc, de celles qu'on s'envoie à soi-même pour se dire qu'on pourrait être heureux.
Stanley, la cinquantaine pimpante, est un parfait chef de famille responsable, époux d'une ménagère modèle comblée, et père de trois merveilleux grands enfants. Alors qu'il commence à envisager un repos bien mérité, il apprend qu'il est enceint de son premier petit-fils. Et comme il ne semble pas prévu dans son contrat que Liz Taylor (qui joue la future heureuse maman) prenne un gramme, la grossesse par procuration s'annonce nerveuse. Bon, avec un tel scénario, pas de quoi faire le film d'action du siècle. Juste assez pour lancer un petit coup de sonde dans les profondeurs de l'Amérique, et d'en tirer un petit sourire de surface. Les desperate housewives ont sûrement eu des parents et des grands-parents qui ressemblaient à ceux-là.
Un certain M. Truffaut (ou son double de cinéma) dit quelque part qu'un film est comme un train dans la nuit. Un "musical" à l'américaine, c'est pareil : ça embarque tout un tas de monde pour on ne sait trop où, et ça y va à toute vitesse. Des fois, ça fait rire en voulant impressionner, des fois ça impressionne en voulant faire rire. Des fois, ça déraille. Des associations de talents les plus hétéroclites peuvent y réussir à s'entendre, ou bien exploser, et les cabots les plus incompatibles devenir inséparables (enfin, c'est un "musical", tout de même, pas la vraie vie). L'art d'attraper la chance et la grâce, c'est un bricolage de pros. Et quand ça rend heureux, on se fiche de savoir si c'est notre double de spectateur ou dans la vraie vie.
Bienvenue sur une planète étrange : Paris en 1900. Les autochtones y sont terriblement exotiques et raffinés -en un mot : français. Et ils cotoient une autre race encore plus mystérieuse : la française. Là, par exemple, dans ce petit appartement à l'intérieur purpurin, vivent 3 générations de cocottes -enfin, la dernière, Gigi n'a pas 17 ans, elle est encore en couveuse. Elle ne montre d'ailleurs pas beaucoup de dispositions naturelles pour l'affectation requise par son futur emploi, dont elle ignore encore a peu près tout. A coup de somptueux tableaux vivants (recyclés de My Fair Lady) et de chansons enjouées (idem), et en ayant l'air de ne pas y toucher, Minnelli tape fort là où ça va mal. Il montre la cruelle élégance d'une broyeuse de jeunes filles en gants blancs : la bonne société bourgeoise, cette grande mère maquerelle de si bonne compagnie.
Dans le bus, il a encore son uniforme de soldat. Il revient de la guerre avec pas mal d'amertume dans ses bagages, et une fille collée à ses basques depuis la nuit d'avant. Il revient « chez lui » mais il a pris de la bouteille, toutes sortes de bouteilles. Son frangin n'a jamais bougé. Il devait être un peu planqué, maintenant il tient la banque. Lui, il a déjà publié un livre et il voudrait faire écrivain, encore. En fait, il veut tout : la respectabilité et l'encanaillement. Il drague la prof de littérature locale, tout en sympathisant avec les joueurs de poker. C'est le genre de ville un peu perdue mais pas trop, où tout est possible et tout est coincé en même temps. Où tout change mais où tout le monde fait comme si rien n'avait changé. Où on peut tout réussir et (encore plus facilement) tout rater. L'Amérique, en un tout petit peu plus petit. Qui suis-je, qui j'aime, quoi faire de ma vie ? that is the question, that is the big question... And this is a big film.