Sur le cuirassé Potemkine, la viande est pourrie, les gradés sont perfides et les marins courageux. Mutinerie ! Sur les quais d'Odessa, attendent de braves prolétaires solidaires. Une révolte ? Non, Tsar, une révolution !.. Mais les soldats d'Odessa, aussi, sont perfides (d'ailleurs, on ne voit jamais leur visage). Le monde, filmé par Eisenstein, est un tableau abstrait aux lignes pures, peuplé de visages intenses. Rares sont ceux qui mèlent, comme lui, aussi bien les portraits individuels aux mouvements de foule, et les paysages naturels au monde des machines. Titanic lui a piqué tous ses plans de turbines et de pistons et innombrables sont les films qui rejoueront pour de rire le coup du landau dans l'escalier (cf. Brazil par exemple). Une révolution...
Historiquement, le premier film du Grand Russe, une histoire de grève ouvrière. Les personnages : des prolétaires très pauvres et très opprimés, des capitalistes vieux, adipeux et suffisants, des mouchards qui ont des têtes de mouchards, des policiers qui n'en ont pas (de têtes), des enfants et des gueux, des machines et des chevaux. Le décor : une usine, des bureaux, des cités, des grands espaces, des têtes. C'est qu'on n'est pas dans une grève à la mode piquet : plutôt le grand air, le grand vent, des masses qui se rentrent dedans, un bouillonnement d'idées, un flot de trognes et de corps. Des cercles et des lignes droites qui bougent, s'affrontent, comme mus par une énergie animale : ce Grand Russe-là est un Kandinski du réel.
Pour célébrer en images le 10ème anniversaire de sa Révolution, la Russie ne pouvait, évidemment, que faire appel à lui. Pour l'occasion, il se démène : il remplit ses images de textes, accumule les signes, plante des forêts de symboles. Il filme des hommes vides (les réacs) qui se transforment en pantins, et des hommes pleins d'idéal (les bolchéviques) qui se transforment en statues pour l'éternité. Il filme Lenine qui parle à la tribune et la foule qui envahit le palais de Pétersbourg comme autant d'idéogrammes sur l'écran blanc de l'Histoire (il semblerait que Trotsky, lui, ait été coupé au montage de la révision historique). Jamais un film muet n'aura été aussi plein de paroles de concepts.
C'est un film sans décor, sans comédien et sans histoire - ou plutôt, un film dont Odessa est le studio, le cameraman et les habitants les personnages et la vie le scénario. C'est un documentaire sur comment on fait un documentaire. Un cours-TD-TP sur la force des images et le pouvoir du montage, fait la même année que La Ligne générale (ces russes : toujours une révolution d'avance !). Un film sur la vie du cinéma, le cinéma de la vie. C'est comme une journée de 80mn, un flash qui durerait longtemps, une expérience avec la vue et le temps, une poésie pour les yeux. C'est une image inimaginable, comme seul le cinéma pouvait en inventer.
Petit docu-drama tout ce qu'il y a de plus objectif sur les bienfaits de la collectivisation dans les campagnes, les mérites du camarade Lénine et la force irrésistible du progrès soviétique. Et qui, heureusement, se transforme souvent en terrain expérimental sur le montage et sa force métaphorique. Il sera ainsi permis de sourire devant les faces hilares de femmes éclaboussées de lait par une écrèmeuse. Et puis, ce n'est pas tous les jours qu'on peut assister à une saillie de taureau en caméra subjective ! Quand la révolution à l'est avait encore un visage humain.
La Russie en 42 : les tatars menacent à l'est, les teuton grondent à l'ouest. Au fait : c'est le XIIIème siècle. Pour faire face aux redoutables envahisseurs germaniques, cachés derrière leurs casques extravagants et leurs capes blanches à croix noire, un héros-pêcheur est appelé à la rescousse. Il a fait ses preuves face aux suédois, il s'appelle Alexandre, ça rassure. Le peuple russe, la terre russe, les chants russes : tout le monde (russe) est avec lui. L'hymne patriotique est décliné suivant une succession de tableaux animés éblouissants, pleins de trognes, de lances et de ciel, qui culminent lors d'une méga-baston de près d'1/2h sur un lac gelé, qui vaut bien celle du Seigneur des anneaux (épisode 3). Genre propagande épique, mais où l'art terrasse à plate couture les intentions politiques.
Après Alexandre Nevski, un nouveau portrait pseudo-historique de Grand Russe Eternel. Ivan, c'est le centralisme de la dictature (du prolétariat démocratique) à lui tout seul ; la Raison d'Etat incarnée dans un géant. Dans cette 1ère partie, il étend progressivement son ombre sur toute la terre russe, et se fait progressivement pousser la barbichette. Ivan se fait couronner, Ivan se marie, Ivan gagne une bataille... L'impératrice rouge n'a qu'à bien se tenir : chaque scène est une cérémonie, un lent ballet de poses et de regards, un défilé de figures dans un tableau de maître. Chaque plan est une icône à la grandeur du cinéma.
Ivan is back et il n'est pas content. Maintenant que sa barbichette est à point -et en pointe-, on va enfin comprendre pourquoi il a mérité son "Terrible" surnom. Désormais il est seul, sombre, torturé. Il ne fait confiance à personne. Sa grande ombre s'étend surtout sur lui-même. Ce sont encore ces gros lards de Boyards -et leurs alliés cléricaux- qui lui en veulent. Et sa tante est son pire ennemie. Alors, il préfère s'entourer de jeunes gens dévoués, avec qui il organise des fêtes décadentes. Y aurait-il quelque chose de pourri dans le royaume de Russie ? Il paraît qu'Eisenstein a eu une crise cardiaque quand il a su que le petit père des peuples (du prolétariat démocratique) visionnait son film. Et le pays a dû attendre 13 ans avant de pouvoir se regarder dans ce miroir déformé. Heureusement, les images du poète ont survécu à leur inspirateur.
1917, quelque part en Russie. Ca bougeait pas mal, là bas, à l'époque. Y'avait pas mal d'idéalistes qui battaient la campagne, et de méchants contre-révolutionnaires qui ne se laissaient pas faire. Pour les femmes, le choix était moins grand. Infirmière ou fille à soldat (rouge bien sûr) ou les deux, c'était les principaux choix. Tanya est dans le premier camp, elle opère dans un train ambulant qui suit les troupes. En fait, personne avant ne s'était vraiment aperçu qu’elle était une femme. Personne, avant un gentil soldat. Ils sont un peu empotés, tous les deux, ils ont d'autres choses (une Révolution, par exemple) à faire. Ils ne se connaissent même pas eux-mêmes. Tanya découvre qu'à défaut de bien manier les idéologies, elle se débrouille pas mal avec les crayons et les pinceaux. Elle devient une artiste brut, un joyau (bien) caché dans une armée en marche. Un film en état de mouvement perpétuel. Il fallait bien une Révolution pour changer à ce point le regard d'un spectateur. Pas mal du tout !
Pasha est une provinciale complexée, une jeune femme persuadée quelle n'a pas grand chose pour elle, dans une petite ville qui n'a pas non plus grand chose à vendre. Doublement has been donc, avant même d'avoir commencé à vivre. Le film la prend quand il commence à lui arriver des choses. D’abord, un homme la remarque. Bon, OK, il est marié, velléitaire et pas très élégant, mais c’est un début. Pour la première fois, elle est choisie. Le meilleur reste à venir. Elle fait du théâtre amateur (le rôle de la sorcière !) et là, c'est carrément un metteur en scène de cinéma qui la repère. Cette fois, c'est pour jouer Jeanne d'Arc, une débutante idéaliste assez prometteuse, elle aussi. Ce film est l'histoire d'une transformation, donc, du moment où une chenille des champs se mue en papillon des villes. Du moment où un cinéaste découvre et invente sa muse qui s'ignore encore. Un film qui remonte à sa propre source, en douceur et en délicatesse.
Dans un futur indéterminé (sans doute lointain), l'homme est resté le même : avide de connaissances sur les autres, ignorant de lui-même. Il cherche à établir le Contact avec une mystérieuse planète-cerveau qui n'en fait qu'à sa tête : Solaris. Le docteur Kris Kelvin est envoyé en reconnaissance. Il ne fera face qu'à ses souvenirs, à sa mauvaise conscience et à ses doutes - à tout ce qui est indestructible en lui. L'expérience scientifique tourne donc au voyage intérieur, le récit de science fiction au parcours philosophique et spirituel (puisque l'intérieur et l'extérieur s'échangent et se répondent), capté par une caméra majestueuse. Pour faire progresser le genre humain Tarkovsky croit visiblement plus à l'art (peinture, littérature) qu'à la science, plus à l'amour et au pardon qu'à la technique. A la famille, aussi. Pas si loin que cela de 2001, l'Odyssée de l'espace (qui a peut-être bien pompé son dénouement, le bébé-planète, dans le bouquin à l'origine de Solaris) dans le domaine du Grand art mis au service d'un Grand Mystère.
Kim Yesenin est un écrivain russe. Donc torturé, concerné, engagé, arrogant, chiant. Normalement, il vit à Moscou, mais là il est en tournée en province (comme on ne doit plus dire), accompagné d'un confrère encore pire que lui et d'une jeune maîtresse pas passionnante (et apparemment pas non plus très passionnée). Il s'incruste dans la visite guidée d'un musée local. La guide est jolie, voilà que la province l'intéresse finalement plus que prévu. Il retrouve la fille dans un dîner le soir, il essaie de lui faire le coup du grand écrivain russe : passionné, passionnant, possessif, arrogant, chiant. Elle ne marche pas. Elle a pourtant été amoureuse de lui, quand elle avait 10 ans. Mais maintenant, elle préfère l'authentique. Elle ne s'intéresse plus qu’à un poète-paysan du terroir local, un artiste un vrai, brut et inconnu, mort et oublié de tous si elle n'était pas là. Et voilà de quoi relancer la machine du grand écrivain russe. Amoureux, concerné, inspiré, torturé, vain. Engagé, passionné, jaloux, arrogant, chiant.