Une histoire d'amour entre deux petits gansgters encore en apprentissage, une autre histoire d'amour entre l'un d'eux et sa gentille cousine. Le gars est en short-tongs-tee shirt, la fille est jolie. C'est à peu près tout. Des bastons au ralenti, des cigarettes en gros plan qui ne sont pas pressées de brûler. Des couteaux, des dominos et des pistolets, qui finissent bien par se rencontrer. C'est à peu près tout. Un Mean Street du pauvre en idéogrammes très déchiffrables, parce qu'écrit dans la langue d'un poète de l'image. Encore en apprentissage, mais déjà ceinture noire de mélancolie. Chez lui, le temps a toujours plein de bonnes raisons de s'arrêter, et il s'arrête souvent. C'est à peu près tout, c'est déjà suffisant pour qu'on ne l'oublie jamais.
Un play-boy de Hong-Kong et quelques unes de ses victimes, années 60. En sous-vêtements blancs devant son miroir ou dans sa voiture de minet, il est toujours charmant, toujours fuyant. Irrésistible auprès des filles. Son secret, c'est qu'il connaît les formules magiques qui rendent inoubliable le tour d'une aiguille sur le cadran d'une montre. Son autre secret, c'est qu'il ne sait pas qui est sa mère et qu'il est très malheureux (mais c'est pas une excuse pour faire pleurer les filles). Et le secret qu'il ignore lui-même, c'est que son temps est compté, comme celui de l'oiseau sans pattes qui ne vit que le temps d'un vol, et qui sert de métapore au film. L'univers, les obsessions, les personnages de Wong sont déjà là. Aucune ombre ne manque à ses lumières, aucune occasion manquée ne manque à son scénario. Portrait de l'artiste en jeune homme mélancolique, et en jeunes femmes tristes.
A 10 ans, Douzi est abandonné par sa maman dans les coulisses de l'opéra de Pékin. Pour le faire accepter, elle a dû lui couper au couteau un petit doigt surnuméraire. Bientôt, on le force à chanter que (sans contrefaçon) il est une fille. Forcément, faut pas s'étonner après tout ça s'il a des problèmes d'identité sexuelle. Il devient, donc, chanteur d'opéra. Son rôle fétiche, c'est celui de la concubine malheureuse d'un roi. Son acteur fétiche, c'est le roi. Mais lui, hélas (l'acteur), lui préfère une vraie concubine. Bref, le coup classique des comédiens qui prennent le rôle de leur vie un peu trop à coeur. Mais, derrière les sentiments éternels, derrière la tradition immuable de l'opéra chinois, la vie politique de leur pays au XXème siècle connaît quelques rebondissements et coups de théâtre -qu'ils traversent comme des ombres. Fresque intimiste, mélo énorme ; à la largeur de son ambition.
Portrait de la moderne ultrasolitude en son palais : Hong-Kong. Ici, tout va très vite. Ici, c'est la Grande Braderie des choses et des gens, tout s'achète et tout se vend. Et tout (objets, identités et sentiments) est périssable et interchangeable. Deux histoires, quatre ou cinq personnages dont deux flics. Ils sont mignons, les flics de Honk-Kong (cf. déjà celui de Nos années sauvages). Ils ne sortent jamais leur flingue, sont surtout préoccupés par leurs peines de coeur. Dans ce cas-là, leur horloge interne ne marche plus tout à fait à la même vitesse que celle de la ville. Ils noient leur chagrin dans la foule, dans la bouffe et dans la nuit. Deux histoires, quatre ou cinq personnages qui se croisent mais se reconnaissent rarement. Qui se cachent, se déguisent, s'observent de loin, s'ignorent, se ratent. Deux doux policiers rêveurs au pays de la l'ultramoderne mélancolitude.
Les anges, comme les vampires, sortent plutôt la nuit et ne causent pas beaucoup. Ils remplissent avec beaucoup de sérieux des boulots étranges : auto-employé clandestin de magasin pendant les heures de fermeture, nettoyeuse d'appartement de fonction pour tueur à gages, emmerdeuse professionnelle. Ils ont des partenaires de travail -voire plus si affinités- qu'ils mettent beaucoup de soin à ne jamais rencontrer. La plupart du temps (qui, au pays de Wong, ne s'écoule jamais tout à fait comme ailleurs), ce sont des oiseaux de nuit au regard las, des marginaux qui ne se promènent jamais très loin d'une balle perdue. A moins que ce ne soient des hommes perdus, jamais très loin des balles gagnées. Cette histoire était prévue pour être la troisième de Chunking Express. La solitude, comme à ses personnages, lui sied bien.
Dans tous les couples, disait Gainsbourg (ou un autre), il y en a un qui s'ennuit, et un qui souffre. Ho s'ennuit, Lai souffre. Leur quotidien est immuable et toujours changeant : ils s'aiment, s'engueulent, se quittent, se retrouvent, se trahissent. De temps en temps, ils repartent à zéro. En général, c'est pour arriver nulle part. Sans doute qu'ils ne vieilliront pas (heureux) ensemble. Gays asiatiques au pays du tango, ils sont doublement en exil, doublement aux antipodes. Habitués, comme tous les personnages de Wong, à être en même temps ici et ailleurs, à vivre en mode décalé. De l'autre côté du monde et désynchronisés. Même si l'envers du miroir, et de Hong Kong, ressemble furieusement à son endroit.
Ce serait comme un souvenir lointain, embelli par la mémoire. Elle aurait une robe couleur du temps : toujours la même et toujours différente. Il aurait la cravate élégante et les cheveux bien gominés. Ils habiteraient Honk Kong, sur le même palier. Ils seraient mariés, mais pas ensemble. Ils se croiseraient éternellement dans tous les couloirs du monde, en allant chercher leurs nouilles aux marchands du coin. Ce serait comme une danse éternellement recommencée. Ils finiraient pas se parler, de nouilles et de romans de chevalerie, en fumant dans le noir. Ils finiraient pas inventer leur histoire qui n'existerait pas. Tout autour d'eux ne serait que trahison, compromission. Mais eux, non. Droits sous la pluie, imperméables aux ragots, éternellement -ou presque. Et le secret de leur histoire à jamais préservé. Sublime, éternellement sublime.
Dans la Chine ancienne, deux valeureux combattants (est-ce lui le tigre, est-ce elle le dragon ? nous ne le saurons pas) s'aiment en secret au moins depuis Conficius. Il lui confie sa Destinée -une épée- pour la remettre à un notable qui se la fait voler illico par un voleur qui vole sur les toits. L'enquête commence. Le jour : visites de courtoisie diplomatiques et exquise politesse. La nuit : ballet d'armes et combats très singuliers -et élégants : il y a toujours au moins une dame concernée. Ca ressemble un peu à nos contes de fées (honneur, loyauté et amour courtois), avec tout ce qu'on attend de l'exotisme oriental (costumes somptueux et combats d'écoles entre grands maîtres très très sages) et tout ce qu'il faut de moyens hollywoodiens. En plus, souvent, la poésie résiste encore...
C'est une sorte de Trézeguet à moustache : un soir de finale, il a foiré le pénalty qui tue. Les supporters n'ont pas pardonné à sa jambe d'avoir flanché... Mais la défunte jambe en or s'est, semble-t-il, réincarnée quelques années plus tard dans la chaussure (pourtant pas très fraîche) d'un SDF adepte du Kung-fu. Le Kung-fu, c'est une discipline exigeante et efficace, un truc capable de changer la vie. Le seul probème, semble-t-il, c'est qu'il ne nourrit pas son homme (ni sa femme). Pourtant, avec une équipe de tocards bien initiés à ses mystères, tous les espoirs de revanche sont permis... Tex Avery s'est, semble-t-il, converti à Bouddha et réincarné quelque part en Chine à la fin du XXème siècle. Il a bien fait.
Cette fausse suite d'In the mood for love prolonge en fait tout autant Nos années sauvages. On y retrouve brièvement Lulu -alias Mimi- et surtout M. Chow qui s'est laissé pousser la moustache. Il écrit des romans de science fiction érotiques, invite des filles chez lui et croise la route de trois femmes sublimes et impossibles qui ont toutes quelque chose en elles de Mme Su (ses robes, son nom, son imagination, allez savoir...). Mais, avec elles, il ne parle qu'argent ou départs. Répétitions, incantations. 2046, c'est le pays d'où l'on ne revient jamais, la chambre où le temps s'est arrêté, la date vers laquelle les trains du futur filent sans fin. Un film-univers peuplé d'hommes désenchantés et d'androïdes à émotions différées, en rouge et vert comme l'impossible réunion des contraires, en spirales ovoïdes comme l'impossible retour du temps perdu. Personne n'avait aussi bien fantas-filmé les femmes depuis Sternberg, autant aimé leurs jambes depuis Truffaut ni traqué aussi délicatement leurs larmes depuis Almodovar.
La petite cour chinoise ressemble à toutes les petites cours chinoises. Elle a ses artisans qui bossent, ses gamins qui trainent, son linge qui sèche. Sa proprio pas commode. Mais quand des yakuzas plus ou moins authentiques pointent le bout de leur tatouage, des grands maîtres du kung-fu sortent de leur arrière-boutique sans prévenir. Derrière chaque glandu, il y a peut-être un grand sage de la main de Bouddha qui sommeille. Le film est une sorte de Matrix à la puissance cartoon, une fête de la baston à l'asiatique revisitée par la comédie musicale, un conte à la Sergio pour de rire, à la surrenchère irrésistible. Derrière chaque plan, il y a peut-être une trouvaille comique et acrobatique qui sommeille.
Shanghai et Hong-Kong, début du XXème siècle, alors que la Chine est occupée par les japonais. Comme toujours dans ces cas-là, il y a des collabos et des résistants. M. Yee est un collabo de haut rang très très méchant et très très séduisant, un tortionnaire en chef et un homme raffiné qui a le charme noir de Tony Leung. Le rôle des résistants très très gentils qui veulent le tuer est pris par une troupe de comédiens amateurs, nationalistes et idéalistes, et par leur jeune première ingénue, la jolie Wong Chia Chi. Pour faire illusion, elle va devoir passer pro et donner -de plus en plus- de sa personne. Quand elle joue au Mah-jong avec les amies de Mme Yee, elle joue à jouer au Mah-Jong -ce qui nuit d'ailleurs sensiblement à ses performances dans ce jeu. Avec M. Ye, elle joue carrément avec le feu -en improvisant pas mal sur les règles... Avec ce Lorenzaccio érotique, l'éclectique Ang Lee refait le coup du caméléon mal dans sa peau, du taiseux dont le corps menace sans cesse de dévoiler ce que l'esprit s'acharne à dissimuler. Quelque chose à cacher, M. Lee ?